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MIGRANTS NOYÉS EN MER DE LIBYE : UN PROCÈS FICTIF QUI NE PASSE PAS 

En organisant un procès fictif contre certains membres éminents de l’Union, l’ensemble de la chaire de Droit des affaires publiques de Turin se met à dos la présidence de l’université et encourent de graves sanctions disciplinaires. 



©Pauline Fargue

Hier, le tribunal de Turin a connu un épisode mouvementé. Les étudiants de l’université publique y avaient organisé un procès fictif, où étaient présents représentants du corps juridique, universitaires et un public de curieux. La tenue d'audiences fictives est devenu au fil des ans une véritable institution dans la ville, qui aime à mettre en lumière la chaire de Droits des affaires publiques de son université. Ses diplômés sortent en effet avec une réputation d’excellence internationale. Chaque année, les futurs juristes y jouent deux à trois procès fictifs contre des personnages de film ou de roman. Problème : cette fois, les accusés n’étaient pas des personnages imaginaires, mais des êtres de chair et de sang, qui plus est aux fonctions éminentes : le procès qui se jouait était celui des douze membres du collège de la commission de l’Union. 

Cette mise en scène a eu lieu quelques semaines après la diffusion d’une vidéo de 16 minutes datant du 25 avril dernier. Ce jour-là, au large des côtes libyennes, après que leur embarcation se soit retournée, des migrants avaient donné l’alerte pour être secourus. La scène filmée se passe quelques minutes après l’arrivée des gardes-côtes libyens. On les voit alors clairement empêcher l’ONG Open-Sea, déjà sur place, de mener à bien l’opération de sauvetage. Les gardes laissent volontairement des dizaines de migrants se noyer sous leurs yeux.

À sa diffusion, cette vidéo avait suscité une vive émotion dans l’opinion publique, d’autant plus qu’elle avait été tournée quelques mois seulement après les accords de Rome. L’Union avait alors spécifiquement chargé la sécurité des frontières de Libye de secourir les migrants dans les eaux internationales au large des côtes libyennes, contre des avantages commerciaux. En établissant la preuve de pratiques qui n’étaient jusqu’à présent que des rumeurs, ces images pointent sans ambiguïté la faille des dispositifs de gestion migratoire mis en place par l’Union. Depuis, plusieurs ONG avaient dénoncé la responsabilité du collège de la commission de l’Union, à l’origine des accords de Rome. Néanmoins, ces accusations avaient tout simplement étaient ignorées jusqu’ici par les représentants de l’Union. 

En faisant le procès de personnalités aussi importantes, les étudiants de Turin ont jeté un pavé dans la mare. Dans la fiction jouée hier, le procès était censé avoir été déclenché suite à la plainte déposée par l’ONG Open sea, ici représentée par un certain James Hattaway (un personnage imaginé par les étudiants) et par une douzaine de migrants, du nom de survivants réels du drame du 25 avril. C’est la première fois que des personnages réels et imaginaires sont ainsi mêlés dans le cadre de ce type d'exercice universitaire. Mais davantage encore, c’est l’identité des accusés qui fait scandale. Hier, c’étaient les douze membres du collège de la commission de l’Union qui étaient sur le banc des accusés. Par cet acte, les étudiants ont donc choisi d’interroger la responsabilité de hauts fonctionnaires dans les 67 morts répertoriées à la suite de l’opération du 25 avril. Ainsi, chacun des douze membres du collège - joué par des élèves en droit - s'est vu accusé d’homicide involontaire et de non assistance à personne en danger. Un à un, le public les a vus appelés à la barre pour se défendre. 


De l’aveu des spectateurs présents au procès, l’audience a connu des moments forts. En sortant du tribunal, certains se sont dits bouleversés. On a pu notamment y entendre des témoignages de jeunes ivoiriens – des acteurs amateurs qui se sont avérés particulièrement convaincants. Parmi eux, un homme jouait le rôle du rescapé qui avait filmé la vidéo en secret alors qu’il était parvenu à se hisser sur le bateau des gardes-côtes. À plusieurs reprises, son courage a été salué sous les applaudissement de la salle. 

On y a entendu également un avocat des victimes, interprété par un étudiant en Master 4, décrire la terrible scène de la vidéo, avec un ton vibrant et des silences pesants : « C’est insoutenable. On voit le bateau des gardes-côtes s’approcher du canot très, très lentement et des dizaines de migrants mourir. Aucun canot de sauvetage n’est mis à l’eau. Des marins libyens rient à pleines dents en voyant ces pauvres hommes, là, presque à portée de main, couler à pic. Imaginez-les, ces gardes-côtes. Ils s’ennuient. Ils n’aiment pas leur métier. Ils sont racistes et pensent qu’ils n’ont rien à faire ici. Ce moment, c’est comme un petit plaisir qu’ils s’offrent à l’occasion d’une sortie en mer. On dirait qu’ils sont venus pour s’amuser. On croirait voir des touristes devant des animaux de zoo. Mais ici, ils ne regardent pas des animaux se battre, ils regardent des pauvres bêtes mourir, impuissantes. Et ils ne se contentent pas de regarder, ils se délectent du spectacle. Ils pourraient aider ces hommes, ils ne font rien. Car ils sont venus pour ça, pour voir la mort ». Puis de demander « où sont les responsabilités, toutes les responsabilités », et si on peut laisser se poursuivre des accords indignes de l’Union, qui, déclare-t-il, « signent chaque jour l’arrêt de mort de centaines d’innocents ». 

En conclusion, Benjamin Hattaway a souhaité insister sur ce qu’il considère comme « le grand cynisme de l’Union, dont le seul objectif est d’empêcher les migrants d’arriver sur ses côtes sans se préoccuper davantage de leur survie. Nous espérons que les juges ci-présents, par leur verdict, diront haut et fort que les pays ne peuvent sous-traiter leurs obligations légales et humanitaires à des mercenaires. Quelle que soit l’issue de ce procès, nos dirigeants ne pourront plus prétendre ignorer les conséquences de leurs transactions douteuses ». 

 À l’issue de l’audience, les accusés ont d’ailleurs été condamnés à plusieurs années d’emprisonnement. Ce procès plus vrai que nature et très médiatisé aurait été vécu comme une humiliation par les membres du collège. Il a suscité leur indignation, comme l’expliquent les correspondants permanents à la Maison mère. Qui plus est, le procès fictif intervient alors que les douze membres ont lancé une campagne interne aux institutions de l’Union en vue de leur réélection. La colère des douze candidats à leur propre succession, mais aussi de leurs soutiens les plus appuyés que sont M. Camron, le président de l’Union, ainsi que les membres de son gouvernement, ne s'est pas fait attendre. Dès hier soir, la présidente de l’Université a été sommée de s’expliquer. 

Sans surprise, Penelope Bazzaro-Santinone s’est dite scandalisée par l’initiative de la chaire de Droit des affaires publiques. Dans un communiqué, elle affirmait quelques heures après la tenue du procès fictif avoir été trompée sur la nature de celui-ci. « Les représentants du projet m’avaient parlé d’un procès de Cailin Hungerer, la reine diabolique de la série Bread and Circuses. » écrit-elle. « C’est pour ce projet, pédagogique et somme toute bon enfant, que j’avais donné mon accord. Certainement pas pour un procès politique totalement déplacé. Tout cela est grotesque ». 

La question reste désormais de savoir qui était aux commandes de cette opération de communication. Difficile de ne pas voir derrière elle l’œuvre du très controversé Leone Dei Bakelite, responsable de la chaire de Droit des affaires publiques. Cet éminent professeur, qui est une sommité mondiale dans sa spécialité, est également connu pour ses positions politiques radicales. Qu’il soit à l’origine de l’initiative ne serait par conséquent pas étonnant. Mais il assure ne jamais avoir été informé des intentions réelles de ses étudiants et a reconnu, sur un ton mi-gêné, mi-amusé, avoir été très surpris de la « hardiesse » de leur mise en scène. Selon ses dires, il avait pris pour habitude de laisser carte blanche à ses étudiants et de leur donner la charge de l’organisation entière des procès. Il a ainsi affirmé avoir tout découvert au tribunal, à l'ouverture du procès « comme n'importe quel spectateur ». 

De leur côté, ses disciples ont décidé de garder le silence, donnant désormais à la provocation des allures de mutinerie. Face à ces comportements, la présidente a déclaré qu’une « enquête interne est en cours pour savoir dans quelle mesure les complicités vont au-delà des élèves ayant participé au procès ». Elle a aussi précisé que le petit groupe, constitué d’élèves avancés dans leurs études et sur le point de devenir des professionnels était sous le coup d’une procédure disciplinaire et que leur renvoi de l’université ne serait qu’une question d’heures.

Quant à Leone Dei Bakelite, il a été mis à pied dans la matinée et son avenir au sein de l’université publique de Turin est lui aussi compromis. Selon les déclarations de Penelope Bazzaro-Santinone, « le licenciement pour faute grave n’est pas exclu. Lorsqu’un professeur de droit laisse place à la calomnie, de manière active ou bien en feignant de fermer les yeux, mettre un terme au contrat qui le liait à notre institution ne doit pas être un tabou. Désormais, dans cette déplorable affaire, ce sont notre réputation et notre crédibilité qui ont été mises à mal. Ce sont donc elles, en priorité, que je compte rétablir ». 

Pour l'un des collègues de Leone Dei Bakelite qui a accepté de nous répondre sous couvert d’anonymat, il ne fait pas de doute que les étudiants ont été manipulés par leur professeur. Pour autant, un blâme de sa hiérarchie ou même un licenciement n'inquiéteront en aucune mesure Dei Bakelite, lui qui se dit volontiers anarchiste et qui surtout, était à quelques mois de la retraite : « Il enseigne avec passion et talent, mais il s'est toujours servi de ses étudiants pour obtenir ce qu'il voulait. Au fil des années, il a acquis quasiment une aura de gourou sur des dizaines, peut-être des centaines d’entre eux. Pas sûr que ceux qui se sont mouillés en participant au procès d'hier aient un avenir dans la profession, mais je peux vous dire que Dei Bakelite, lui, saura garder toute son influence et ce, où qu’il aille. Rien ne l’atteint, c’est un électron libre ». 

Si au sein de l'université, le destin de Leone Dei Bakelite et de ses étudiants  semble scellé, la présidente espère en revanche échapper aux foudres de la commission de l’Union et garder ses fonctions malgré le scandale. Mais au regard du coup porté aux douze membres du collège de la commission de l’Union, la réélection de ceux-ci n'est peut-être plus envisageable. Sur place, à la Maison mère, certains d’entre eux hésitent à intenter un procès en diffamation - cette fois bien réel - à l’Université publique de Turin. D’autres semblent préférer rester plus discrets. Ils espèrent que cette mauvaise publicité ne soit que de courte durée et que l’affaire de ce que l’on est en droit d’appeler désormais « le faux procès turinois » retombe vite dans l’oubli. Quoi qu’il en soit, en ouvrant le procès symbolique de l’Union, c’est un véritable feuilleton politique que les étudiants de Turin semblent avoir lancé.