6



Tout le quartier semble terrassé. À cause de la bombe, chaque son t’a semblé d’abord entouré de coton. Elle t’a rendu sourd quelques heures, mais maintenant que tu entends mieux, tu ne reconnais aucun bruit humain ni ne perçois de mouvement alentour. Tu sens désormais que tu ne peux rester plus longtemps ; tu es pris de la plus grande nausée qui soit, une nausée sans fin. Il règne une odeur insupportable. Tu ne peux plus respirer cet air vicié, de toutes parts il te souffle de fuir. Ces chairs éclatées autour n’ont rien à voir avec toi, pas plus qu’avec ceux que tu as tant aimés. Il faut t’y résoudre, tu t’y es résolu : tu n’as plus rien à faire ici. L’ennemi est peut-être sur le point d’arriver. Tu dois partir tout de suite, fuir. Alors tu essaies de réfléchir. Réfléchir autant que tu en es capable. Malgré le choc, le chaos, tu vas rassembler tes idées. Oui tu essaies. Tu vas faire ce qu’il faut. Tu vas essayer, tu vas le faire, que faire ? Tu vas rassembler tes idées car tu ne peux pas rester une minute de plus. Alors. Te voilà qui rassembles, te voilà qui vas rassembler tes affaires. Alors, tu te dis et répètes entre tes dents : « Tu dois te rassembler ». 

Doucement, petit à petit, tu y arrives, comment fais-tu ? Tu parviens à accomplir les bons gestes. Comme tu t’étais mis à genou à peine réveillé, à présent tu laisses se dérouler des mouvements automatiques. Voilà. Debout. Tu te dresses. Tu peux marcher. Tu n’entends pas bien tes pas hésitants, à peine quelques craquements. Peu importe. Tu as mis toutes tes pensées au repos. Comment fais-tu cela ? Tu es un magicien. Tu as abandonné ton esprit à une forme d’habitude. Elle est ta canne, elle t’aide un peu. Maintenant tu peux mettre un pied devant l’autre. 

Tu avances dans les décombres de ton salon, tâtonnes du pied, les décombres de ta chambre, tu trébuches, un peu, te rattrapes, de ta cuisine, tout ensemble les gravas, peu importe : te voilà qui avances, automate parmi les morts et les débris. Tu prends ce qui te tombe sous la main, tu t’appuies sur les morceaux de mur quand tes jambes flagellent. Cela prend un temps fou. Peu importe, te voilà. Rassemblé éclaté. Retourné, salon salle de bain projeté corridor. Les meubles brisés sont à terre. Tu avances un pied, un autre, tu avances les bras. Tu attrapes ce qui passe. Tu regardes, il te faut encore un peu de temps. Tu reconnais quelques objets sous leur couche de poussière. Tu reconnais les bouts de plastique, la faïence, le métal. Tu reconnais la cuillère, le pot de fleurs, le pied de table, la branche de lunettes. Et tu les reconnais, sans t’attarder sur eux, comme on t’a appris à le faire. Sans t’attarder, comme on reconnaît une défaite avant de passer ton chemin. Et tout en te préparant à partir pour quitter à jamais cette scène, tu comprends peu à peu : les tableaux éventrés, les plâtras au papier peint, les plumes des coussins comme les corps éclatés, chaque chose ici a pris sa place. Tu marches sur des débris, te penches et ramasses : quelques sous-vêtements, un morceaux de téléphone, une médaille de natation, du dentifrice, une petite boîte métallique sans couvercle, un livre de contes, épais, encombrant. Tu pioches sans vraiment choisir, tout en cherchant un peu d’argent. Le portefeuille de ton père. Tu sais où le trouver : là-bas, sous les morceaux de parpaing, dans la poche droite de son pantalon. Maintenant que tu as fait ton petit tas à toi, ton petit tas au milieu des ruines, tu empaquettes soigneusement l’ensemble dans un grand morceau de tissu. Un bout de la nappe. La plupart de ces objets poussiéreux ne te sera d’aucune utilité, Mais c’est comme ça, tu prends. C’est bien ainsi. Maintenant tu peux partir avec ton baluchon rempli de vide.