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La main est allée tâter le devant de ton torse. Avant que tu comprennes ce qui se passait, elle était en train de te tâter le sac accroché par les brides et tombant sur les flancs, pour tirer la fermeture éclair, puis remuer, remuer, fouiller, remuer. Jusqu’à te réveiller pour de bon. 

D’habitude, personne ne s’approche de toi et tu restes le seul à avoir accès à cette zone de ton corps. Quand tu es allongé, posé la veille où tu l’as pu, ici ou là, quand tu te réveilles au bout de quelques heures de mauvais sommeil, à même le sol, après avoir gagné un petit peu de répit loin du grand tracas du monde, à peine t’apprêtes-tu à ouvrir l’œil que voilà la tienne, de main, qui va fourrer son nez dans ton sac, vérifiant qu’il est exactement là où tu l’avais laissé avant de t’endormir, la veille, au torse attaché, bien en place, grande paupière fermée, poches sur le côté idem, volume global intact. Rien n’a été dérobé ? Négatif, ouf. 

Il en va ainsi depuis ta première nuit passée dehors. Depuis, tu as traversé des centaines de kilomètres, quitté ton pays, croisé des gens de toutes sortes, plus ou moins honnêtes, plus ou moins bienveillants. Tu es jeune, pas particulièrement fort, mais tu as appris à regarder autour de toi et faire le nécessaire pour protéger ce qui t’es le plus précieux. Il faut dire aussi que depuis ton départ, seuls les objets que tu as rassemblés te racontent d’où tu viens. Ils te tirent par la manche et murmurent à l’oreille. Ils te rappellent à une autre vie. Quand tu es seul, pendant les pauses de ta marche sans fin, là où tu as trouvé à dormir, tu en sors quelques-uns, une fois celui-ci, l’autre fois celui-là, tu sors ce qui te tombe sous, toujours ta main, parce que tes doigts l’ont immédiatement reconnu ou bien, justement, parce qu’il ne te dit rien. Allez, une dernière fois pour la route. Tu les sors un par un de ton sac et y jettes un coup d’œil sans jamais, jamais t’y attarder toutefois, ni montrer le moindre attachement. Surtout pas, c’est la règle. Quand tu te sais entouré et qu’à l’approche de la nuit la mémoire te démange, où que tu sois, sous la canicule ou les étoiles, tu les attrapes en ayant l’air de faire autre chose, tâtonnes et pioches au hasard comme on finit par sortir son fatras pour récupérer quelque chose tombé au fond, tout au fond. Presque en soufflant. Alors tu touches ces objets sans en avoir l’air, les découvres, oh vraiment mais que font-ils là, ces trucs, ils t’encombrent, tu les sors, ne semble savoir qu’en faire. Si si, vite les machins tu les rentres. 

Il faut dire. Tu les touches ils te rassurent. En vrai. Quand tu les touches tu sais que tu n’as pas totalement disparu. Tu les connais et eux aussi, vrai se fondent dans ta main, y trouvant place comme là depuis toujours, tu te regardes les connaître, et eux te regardant, eux dans le creux de la main, dans le fond, toi, de tes yeux, ou vice versa, avec pour résultat de tout ce toc érigé en rituel, rien de plus mais ça seulement : toi encore exister. Crois-tu, car ici à cet instant, tu, et personne d’autre, tu les as dans la paume, oui, bien serrés de tes yeux et de ta main, à peine frôlés. Et avec leur contour vient aussitôt une sensation, celle du déjà, dix, cent, mille fois avant, déjà pris. Tu les saisis par cœur, et tous ces objets sans valeur te touchent. Troc ritualisé. Ils sont sensations en bouquets, nues, comme fleurs de peau. Alors tu t’y accroches, à ces objets. Et tu le sais aussi, t’ôter le contenu de ton sac, ce serait comme t’arracher le cœur ; car au milieu de ce chaos, alors qu’ont valsé en quelques heures toutes tes habitudes, que tu as tout perdu, famille, histoire, espoir et souvenirs, il te semble qu’ils te sont devenus indispensables pour continuer à vivre. Tu t’es mis à les aimer tellement qu’ils te porteraient presque. Ils ont pris de plus en plus de place au fil de ton errance. Maintenant, chaque fois que tu les sors et les sens, ils te disent : ils existent tu es là. Puis tu les rentres. 

Mais pas cette fois. Car là, au milieu de la nuit et du grand dortoir à ciel ouvert, c’est une autre main qui s’est engouffrée dans ton sac. Nous y sommes. Tu la sens bouger dans ton sac et en comprenant ce qui se passe ton sang se glace. Se glace et tu bondis. Tu bondis en avant et emploies toute ta force pour retenir la main et l’avant bras contre tes côtes. Ainsi, tu coinces cette main à l’intérieur du sac tout en maintenant le bras qui la prolonge, tordu et immobilisé. Dans le même mouvement, tu te jettes de tout ton poids sur le torse en face et le plaque à terre. Les genoux et les coudes se cognent, les os se heurtent, vous vous tordez dans tous les sens, presque coincés en de gros nœuds mouvants. En dessous, l’autre s’agite tandis que tu frappes et maintiens ses épaules au sol, que tu frappes encore, partout où tu peux, sans relâche. Tes pieds, eux, cherchent où s’accrocher au sol pour te mettre debout. Mais ils glissent dans la poussière, tes jambes tournent à vide. Soudain sans rien voir, tu attrapes quelque chose, ça te tombe sous les mains et sans réfléchir pour ne pas t’arrêter dans ta lutte tu te mets à serrer. Sous les doigts tu reconnais des os fins et sens des pulsations fortes, rapides. C’est un cou. Tu serres encore plus fort, le plus possible. Dans l’effort vos visages se sont rapprochés, maintenant ils se touchent, vos souffles se mélangent et tu entends de petits gémissements sortir de la bouche de l’autre, tout près contre ta tempe. À cet instant, tu es saisi d’effroi. Tu comprends que tu es en train de tuer, de peur et de colère. Ton geste s’arrête, tu desserres tes doigts et appuies des paumes de toutes tes forces sur les omoplates de l’autre pour te projeter sur tes pieds tout en laissant immobile. En un instant, tu te retrouves debout, à un mètre de l’homme resté au sol. Lui est sonné, il ne bouge presque pas. Puis, alors que tu es en train de refermer ton sac tout en essayant de distinguer les traits du visage, tu vois la silhouette se relever doucement sur ses coudes. C’est un jeune homme. Un garçon, presque. Un peu plus jeune que toi. Lentement, il lève sa main à la gorge, qu’il se racle. Toujours sur les nerfs, tu te mets à l’insulter, lui criant que tu aurais pu le tuer. Tu es furieux mais ta peur est partie. L’autre, en revanche, a encore l’air de se demander ce qu’il fait là et ce qui vient de lui arriver. Tu te dis qu’ici, à nouveau, tu aurais pu le tuer dix fois. Tu continues à crier : 
- Tu veux mourir pour un sac qui n’a rien de précieux ? C’est ça que tu veux ?
Puis, entre deux quintes, le garçon t’a répondu, comme pour s’excuser : 
- Mais il était plein à craquer...
- Je n’ai rien de précieux.
Chaque phrase que tu prononces est suivie d’un silence. Le jeune homme peine à se remettre de son étranglement. 
- Comment je pourrais savoir ce que tu as ? Mais pardon, mon ami. Je ne voulais pas t’offenser. Je cherche juste à survivre. Tu dis que tu n’as rien de précieux. Mais quand on n’a rien, tout vaut de l’or.
Il t’a regardé quelques instants de ses yeux noirs. Son regard était doux, il avait l’air exténué. 
- Ah oui ? Et que ferais-tu d’un réveil cassé ou d’un livre déchiré ?
- Je les vendrais, comme tout ce que je trouve. C’est comme ça que je vis. Je suis comme tout le monde ici, je veux partir. C’est comme ça que je fais. Je prends, je revends. Je n’ai pas le choix, moi. Je n’ai pas d’argent quelque part, au chaud. Je n’ai pas de compte en banque. Je n’ai pas vendu ma maison. Si je veux sortir de ce trou, je dois gagner mon argent.
Lancé dans son laïus, il agitait ses bras longs et maigres et passait la paume de sa main sur ses yeux, comme pour essuyer des larmes. 
- Gagner ? Dis plutôt voler ! Et arrête de geindre, tu ne me fais pas pitié.
- C’est facile, pour toi, a-t-il continué. Allez, dis-moi. Tu as bien quelques billets planqués quelque part, non ? T’as une carte ? Allez, tu peux me dire, c’est juste pour que tu comprennes. Je ne te volerai plus. Tu es trop fort pour moi, je ne veux pas mourir, mon ami. 
Tu fais non de la tête. Non non non, sans décrocher ton regard de lui. 
- Non je n’ai pas d’argent. Et de toute façon, ça ne te regarde pas.
Tu t’obliges à ne pas frôler la poche que tu as cousue à l’intérieur de ton pantalon. Tu y caches ton argent. Tu regardes le garçon sortir un paquet de cigarettes presque vide. Il en a attrapé une, avec des allumettes. Puis il t’a tendu le paquet. Mais tu as refusé : tu n’as jamais fumé et tu es encore sur tes gardes. Puis, prenant un air ostensiblement cool :
- Allez, détends-toi. Je m’en fous de ton argent. Franchement, tu as l’air autant dans la merde que moi. Les riches, ils sont à l’hôtel, ils ne passent pas par les mêmes routes que nous. Tu penses bien, on ne les voit jamais par ici.
Il a craché, l’air dégoûté. Puis il a eu l’air de s’excuser d’avoir essayé de te prendre ton sac, ou quelque chose approchant. On ne lui avait jamais sauté dessus comme tu l’avais fait. D’habitude, il prenait, et avant qu’on se rende compte de son geste, il était bien trop loin, hors d’atteinte, pour qu’on lui fasse le moindre mal. 
Il t’a dit son nom. T’a demandé le tien et tu lui as répondu. Vous vous êtes serré la main. Le temps de fumer sa de la cigarette, vous ne vous êtes rien dit. Lui semblait absorbé et regardait ailleurs. Puis il t’a demandé quand tu comptais quitter ce cloaque. Tu lui as dit « Je ne sais pas. Dès que je pourrai. 
- Alors à demain ! » Lança-t-il, avec un large sourire. 
Il s’est levé et a disparu à quelques pâtés d’immeubles plus loin. Tu ne t’es pas rendormi, le jour était déjà levé. 
Le lendemain tu es allé dans les venelles formées par les tentes, les abris et les cabanes, levant le pied ici ou là pour éviter de marcher sur des corps endormis, évitant de heurter casseroles et bassines et de faire rouler les boîtes de conserve vides qui jonchaient le sol, esquivant spontanément les amas de déchets, et avançant non sans une certaine fluidité, comme tu aimes à le faire, déviant ici, slalomant un peu, encore un coup, ondulant, serpentant, sillonnant toute la zone mais sans retrouver M, le voleur flegmatique. 
Partout, où que tu ailles, tu trouves la même saleté bariolée. Des immondices en vrac, colorées et suintantes. Du bleu, du rouge, du jaune, puants, coulant en jus épais, flaques et gouttes à gouttes. Ça et là, ce sont morceaux de plastique en cours de pourrissement, vaisselle sale, chaussettes maronnasses durcies par la crasse, culottes imbibées d’urine, selles, emballages déchirés, cartons amollis jusqu’à faire corps parfois avec le bitume, bref : détritus à perte de vue et qui, au passage des rats, frétillent.

Malgré tout, en cheminant tu discernes encore quelques tentatives d’ordonnancement, comme cette allée un peu plus dégagée qu’ailleurs et, où que se pose ton regard, ces tas, nombreux, tous différents, et même peut-être bien triés, confinés puis repoussés pour ne pas déborder tout à fait sur les lieux de vie. Mais en vain : regarde. Regarde celui-là, ce tas sur un autre tas, dont chaque objet, qu’il fût au départ gentiment posé au-dessus de la pile ou bien au contraire balancé sans plus de précaution, se retrouve à présent tout pareil, comme sur un fil, ballant et piteux, occupé à s’écrouler doucement sur lui-même et dégouliner de matière sur les restes qu’il écrase. Chaque élément s’y laisse ainsi couler, pour fuir patiemment, se mêlant au passage en tout à son contact jusqu’à former peu à peu une pâte indifférente, informe union de bave et de tissus cellulaires, coquille ver luisant devenue argile et se modelant sans répit, une pâte plus ou moins dure, plus ou moins molle, avec ces couleurs aussi dont elle a pris tout le panel possible, la palette la plus large et la plus riche qui soit. Et le tout quelle odeur. 

Finalement, quand tu as fini ton tour, revenu à ton point de départ, exactement là où tu avais dormi, le jeune homme était tranquillement assis sur un coin de trottoir. En t’apercevant il t’a souri à pleines dents, : il t’attendait.
« Dis, tu sais où est l’autre côté de la route ?, te demande-t-il.
Tu lui désignes, un peu perplexe, le trottoir en face. Puis, très fier de lui, se relevant et s’approchant pour te tapoter l’épaule : 
- C’est bizarre, quand j’étais là-bas, j’ai demandé à un type où c’était, et tu sais quoi ? Il m’a dit que c’était ici. »

Plus tard, vous êtes allés chercher à manger chez un ancien restaurateur qui vend dans le guetto des sandwichs pas chers et grille des épis de maïs. Assez vite, M. et toi vous êtes parlé, un peu comme le font des amis, les années en moins. Vous vous êtes raconté en quelques mots votre parcours. Puis vous vous êtes dit votre rêve, commun à tous ici, de quitter ce pays ; pour cela d’aller par là puis là-bas, de traverser la mer et passer de l’autre côté, là où il n’y a plus de bombes, de misère ni de meurtres au hasard.