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©Pauline Fargue 


En un instant, la mémoire te revient. Le salon. C'était le début de la soirée, ton frère et toi étiez devant la télévision. Vous vous disputiez à propos du programme. Tu voulais regarder la fin d’une émission et lui, voir autre chose, et il t’avait pris la télécommande des mains. Votre père vous disait de vous taire, vaguement agacé, tout occupé à raconter sa journée à votre mère. Elle s’affairait dans la cuisine. Lui faisait des allers et venues entre les deux pièces et était obligé de hausser le ton pour se faire entendre. Elle lui posait toutes sortes de questions. Il répondait avec beaucoup de détails. Il en faisait des tonnes. Ces derniers jours, les alertes de bombardement étaient devenues de plus en plus fréquentes et de plus en plus longues. Ta mère ne sortait plus que pour faire des courses et voulait savoir comment les choses allaient dehors. Ton frère et toi alliez toujours à l'école et tu sentais que c'était un déchirement pour elle de vous laisser partir tous les matins. Pourtant, ce soir encore, vous étiez tous rentrés sains et saufs. Tu t'apprêtais à te jeter sur ton frère pour lui reprendre la télécommande, il avait bondi du canapé pour se rendre hors d’atteinte quand il y eut une coupure d’électricité dans tout le quartier. L’alarme se mit à retentir puis ce fut une déflagration immense et un figement de tout en un fragment de seconde. Un trou noir. 

Maintenant tu es seul, éveillé au milieu des décombres. La nuit a passé, le soleil est déjà haut dans un ciel parfaitement dégagé. Depuis ton salon sans murs, tu le sens s’étaler sur toute ta surface. Tu reprends tes esprits, c’est fini. Au milieu de l’appartement dévasté avec sans doute le reste du monde, dans ce silence de mort où la poussière règne sur tout, en suspens, et où tout, pierres et béton, est réduit en poussière, tu parviens, doucement, à te relever et à t’agenouiller ; tu as vue sur le carnage et découvres presque à tes pieds les membres de ta famille, et leurs membres, tous ces membres ; paralysé par l’effroi, tu retrouves mère, père et frère - tous les trois, tout ce que tu as au monde, devant toi éclaté. Alors, tout en toi se met à saigner avec eux et se tordre de douleur. 






Morsure, poison acide et qui monte, fulgurant, derrière la nuque : d’ici, plus rien n’existe si ce n’est l’horreur qui te prend et te garde plaqué à terre, comme séquestré. Des heures, combien de temps tu ne saurais dire. Puis tu t’es mis sur les genoux et as hurlé. Tu as hurlé puis tu t’es approché d’un premier corps. Tu l’as étreint, tu t’es tu. Tu l’as pris contre toi puis tu l’as lâché doucement, tu t’es tu puis, de remord l’as serré dans tes bras, à nouveau. Tu as sangloté contre lui, tu as crié, l’as reposé. En relevant la tête, parmi les restes, tu as cherché un autre corps ; un autre bout. Tu t’es approché, nauséeux, tu as pleuré et embrassé. Corps 2. Longtemps encore. Longtemps, puis tu as encore une fois levé les yeux. Par terre, tu as reconnu une main. Cette main t’a caressé le front si souvent. Tu es resté figé. Encore. Longtemps, les yeux fermés. Puis, un peu plus loin, lentement, comme à reculons, tu es allé là-bas découvrir un visage sans figure. Tu es allé tout près de lui, l’as saisi. Tu l’as regardé. Vos joues baignaient de larmes. Tu restais, hoquetant, à tenir ce morceau. Alors tu l’as doucement reposé, puis tu es allé vers le 3ème corps. Le petit corps. Tu l’as pris et bercé. Longtemps, à son tour. Longtemps. Tu as continué ainsi, toi-même devenu lambeau ballant et larmoyant sans but, excroissance inutile sans savoir que faire de plus, ni où aller, absurde, inerte, toujours entre deux spasmes, n’osant coller ta bouche contre des plaies béantes et honteux de ton dégoût. Tu es resté seul avec ces bouts de chairs interdits, presque sacrés au milieu du saccage, jusqu'à ce que tu n’aies plus de voix et que tes yeux soient secs.