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Dès que tu as entendu les chiens, les hommes et leurs cris, tu t’es mis à courir, cherchant en même temps où te terrer. Là, dans un fossé, pleine course saut de biais et tu t’es laissé glisser. Dans un même mouvement jeté à perdre haleine puis tout entier freiné, corps et élan, pour atténuer le choc contre la terre. Et à peine le sol touché tu as cherché à t’enfouir. Vite, qu’ils t’oublient il le faut. Tu t’es mis là, tu restes là. Dos au sol tu as aussitôt tenté de t’immobiliser mais sans y parvenir tout à fait. C’est trop de mouvement, beaucoup, beaucoup trop. Là tu gis, fulminant, tout à la fois en rage et terrassé. Tu te répètes : tu ne dois plus bouger. Que. Plus rien. Ne. Bouge. Arrête de battre des cils. Tes pupilles, stop. Tu vas attirer leur attention. Dans ton trou, tu maugrées, te maudis : tu devrais, tu le sais, ce serait le plus simple et pourtant ne peux pas, tu ne te résignes pas à fermer les yeux. Car tu veux voir, tu le dois absolument, à tout prendre tu veux voir leur regard, tu veux leur visage, ne surtout rien manquer de ce qui se passera quand ils arriveront jusqu’à toi. Tu veux les voir fouiller, retourner en tous sens, remuer ciel et terre. Tu veux être là quand ils te découvriront. Tu ne veux rien perdre de ta fin. Mais en attendant, non, tu ne lâcheras rien. Les fourmis dans les jambes, d’accord. D’accord la boule au ventre. Oui la gorge. Sèche, si elle veut. Mais tu ne bougeras plus, et tu tiendras ainsi, ça oui, jusqu’au bout, tu tiendras tout ce que tu peux tenir. 

Petit à petit, à force d'incroyables efforts, tu parviens à te figer. Menton, épaules, coudes, jambes et chevilles se tiennent enfin immobiles, yeux, orbites et paupières, plus tranquilles. Rompez. Puis, au milieu du calme retrouvé, dans ce petit havre de paix improvisé que tu retrouvais à peine, ce petit coin de soulagement, tu entends quelque chose, tu réalises soudain : derrière les genoux qui claquaient, les chaussures qui glissaient et les os qui craquaient, derrière le cœur emballé qui battait la chamade et qui peu à peu - peu à peu - peu à peu s’est fait sourd, il y avait ta respiration. Ce que tu entends, là, ce que tu entends maintenant, ce n'est plus que cela. Elle est là, qui persiste. Pimpante. Mais. Comment peut-elle faire autant de bruit ? Quel ramdam, mais comment ? Soudain c’est terrible, c’est même à s’arracher les cheveux : t'être caché, et ne plus agiter ni les jambes, ni les bras, ni la tête, ne plus trembler. Avoir fait tout cela si vite, en un temps record, magistral. Et soudain, entendre ta respiration, entendre encore, ta respiration, là, qui te gonfle, qui te gonfle, malgré toi, tout le torse. Elle est d'une telle force. Tu serres les dents, te tritures machinal l’intérieur du palais, y retournes ta langue dans tous les sens, l’arraches, mais rien n’y change : ta respiration fait un bruit d'enfer. C’est sûr on l’entend à des kilomètres. Ils n’entendent qu’elle. Pire : ta respiration les guide. Les voilà, ou presque. C'est une question de minutes. Tu n'as plus qu’à t’installer. Attendre. Sortir les pop-corns. Et mourir sur place. 

Tu es là, avec ta colère inutile. Tu bouillonnes. Alors tu essaies de te raisonner, tu essaies malgré tout de te calmer le souffle. Idiot. De ralentir. Un peu. Idiot. Tu essaies. Encore. Alors. Reprends. Un deux. Reprends. Un. Mais bien sûr : et revoilà le rythme cardiaque. Il nous manquait, celui-là. Non, vraiment, comment même espérer obtenir quoi que ce soit avec ces deux charlots. Allez, on reprend. Une. Deux. Tu soupires. Chaque seconde est une éternité. Malgré tous tes efforts, ta respiration continue à te soulever les côtes dans un bruit fracassant. Tu te résignes et cesses de la retenir. Tu le vois bien. Tu perds ton temps. Tu t’y prends mal. Tes larmes coulent de rage, ta respiration tu la hais. À cause d’elle. Tu en pleurerais dans un bruit fracassant. Tu voudrais hurler ton désespoir et la faire taire. Mais elle est toujours là, plus forte, et te dénonce. Tu inspires et les feuilles volent. Tu expires, et la poussière se soulève. Autour de toi elle provoque un tremblement de terre. Les brindilles se cassent. Et c'est l'apocalypse. Mais tu. L’air sort des narines. Arrive une tornade. Tu ne laisseras pas faire. Silence. Une, deux,  c’est sûr, ils approchent, silence, silence ! 

Quelques minutes passent, non, personne ne surgit. Mieux, les aboiements semblent s'éloigner. Tu te dis : tu as peut-être encore un peu de temps. Et dans un élan d’espoir : allez, on va essayer  par un autre bout, prendre les choses autrement. Dis-toi que tu as le temps. Tu as le temps, oui, tu as tout ton temps. Tu peux même explorer chaque parcelle. Si tu veux, seconde par seconde, tu peux te laisser écouter les fragments de ta respiration. Voilà, comme ça. Et en effet, presque goutte après goutte, tu sens chaque fragment de temps se diluer, lentement, inexorablement, dans ton souffle. Allez, continue. Tu as tout le temps de le faire, tu vas y arriver. Tu vas trouver. Essaie de prendre ta respiration. Oui c’est ça : délicatement. Tu peux la prendre dans tes mains. Tu peux la retourner doucement. C’est bien : dans un sens, dans l’autre. Avec la plus grande délicatesse. Voilà, tu l’effleures. La masses. Comme ça, oui. Et alors, le crissement de ton interminable agonie s’efface gentiment, et l’air qui sort de ta bouche devient aussi léger que l’atmosphère alentour. Le froissement de tes narines se lisse. Tu as enfin trouvé. Tu respires le silence. 


D’autres minutes sont passées. Après tant d’efforts, une immense fatigue vous envahit, toi et ta respiration. Un épuisement total et bienvenu vous prend alors,  tous les deux, par surprise. Vous voilà terrassés, mais silencieux  tout à fait. Vous êtes au diapason. Et c'est ainsi, ensemble car ne faisant désormais plus qu’un, que vous déposez les armes. Sans faire de bruit. Tu sourirais presque. Tu fermes les yeux.