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MORT D'UNE ADOLESCENTE QUI TRAVAILLAIT POUR L'ENTREPRISE SMART-EAT

Hier soir, une employée de Smart-Eat est morte, vraisemblablement d’une crise cardiaque. Mais cette funeste publicité, dont la société se serait bien passée, ne s’arrête pas là : il s’avère que la jeune personne n’était âgée que de 15 ans, ce qui est formellement interdit. Récit d’une journée fatale. Par Marius Cazenave. 


©Pauline Fargue


Samia avait quinze ans. c’était une collégienne sans histoire. Comme tout le monde, auraient dit ses camarades de classe. Mais pas tout à fait en réalité : cela faisait trois mois qu’elle était coursière pour Smart-Eat, le service de livraison de repas à toute heure. Elle est une filiale de la célèbre société Smart-E, spécialisée dans le développement d’applications mobiles. Depuis longtemps, l’entreprise à succès est accusée de favoriser la prise de risque de ses recrues, notamment dans le domaine des livraisons de repas : les employés essaient de satisfaire le plus de clients possible sur leur temps de travail et roulent souvent dangereusement. Problème : ils n’ont aucune protection sociale. 

Hier à Paris, vers 21h45, en pleine montée à vélo, alors qu’elle devait livrer des nems en haut de la rue de Belleville, la jeune Samia s'est écroulée, au milieu de la route, terrassée selon toute vraisemblance par une crise cardiaque. Une autopsie est en cours et la famille affirme n’avoir jamais su que Samia avait une faible constitution. « Elle a toujours été très sportive », nous affirme sa mère, en tenue noire et les traits tirés. Son père, lui, ne sort plus de sa chambre que pour se rendre au travail depuis la mort de sa fille, qu’il chérissait. La famille, aux revenus modestes, vit dans un appartement du XIXe arrondissement, un logement social où chaque enfant a sa chambre, ce qui assura une certaine indépendance à Samia. « Avant, elle allait jouer et bavarder avec les jeunes du quartier, en bas de l’immeuble. Tout le monde l’aimait. Et puis dès qu’elle a pu, elle s’est mise à se balader en vélo, de plus en plus longtemps, parfois tout l’après-midi. Elle était un peu comme un garçon. Tous ces derniers mois, des jeux vidéos et du vélo, elle ne faisait que ça. Le vélo parce qu’elle était très dynamique, les jeux vidéos parce que pour elle c'était se rapprocher de son frère Mehdi. Ils étaient très complices tous les deux. Samia, son frère, les jeux et le vélo, c’étaient ses trois passions...». S’ensuit un long silence. Avant de prendre congé, la mère tient cependant à nous dire qu’elle ignorait totalement que Samia travaillait. Mais son frère, qui était en effet au courant depuis le début, d’expliquer : « Un jour elle a vu une pub pour Smart-E pour recruter du monde. C’est là qu’elle a eu l’idée de faire de l’argent tout en faisant du vélo ». 

Le soir de sa mort, Samia n’en était pas à sa première journée de travail chez Smart-Eat. Cela faisait des semaines qu’elle livrait près de 5 à 6 heures par jour, traversant à toute allure les arrondissements de Paris, ceux du Nord de préférence où elle habitait avec ses parents, son frère Medhi et sa petite sœur Baya. C’est vraisemblablement au cours d’une de ces longues périodes d’effort intensif qu’elle a succombé. Selon les premiers éléments de l’enquête, Samia était parvenue à se faire embaucher sous statut d’auto-entrepreneuse, grâce au compte d’une connaissance plus âgée, qui lui a permis de s’inscrire sur la plateforme de la société. 

Cette jeune femme louait son identité à hauteur de la moitié de la paie de Samia, à qui Smart-Eat a rapidement confié une première livraison – moins de dix jours après l’enregistrement de sa demande. À partir de là, Samia s’est engagée corps et âme dans ses nouvelles tâches. « Elle gagnait en moyenne 120 euros par semaine, qu’elle divisait par deux. Une fois elle a gagné 280, elle était folle de joie. Le dimanche, elle a directement acheté un paquet d’accessoires sur Pygmalion (NDLR : un jeu vidéo en réseau très populaire chez les adolescents et jeunes adultes), elle s’est lâchée et a promis de recommencer aussi vite que possible ! » Côté scolarité, le changement s’est rapidement fait sentir : les notes de Samia, d’habitude plutôt bonne élève, ont chuté. Mais surtout, les assistants d’éducation et les professeurs de son collège ont remarqué la fatigue extrême de la jeune fille. Elle arrivait souvent en retard le matin, s’endormait en classe. Et pour cause : elle avait pris l’habitude de livrer essentiellement de 18h à 23h, voire plus tard encore, les soirs de grosses demandes.

​Ce qui interroge dans un premier temps, c’est le temps que Samia a passé en travaillant sans que personne ne s’en aperçoive. À la maison, les parents travaillaient eux-mêmes à des horaires décalés et son frère était complice. Samia avait les mains libres. C’était d’autant plus simple que Smart-Eat permet une grande souplesse d’horaires. C’est même ce qui a fait son succès : on travaille aux heures où l’on se dit disponible. Au collège, si les équipes éducative et pédagogique ont bien remarqué des changements dans l’investissement de Samia, elles n’ont pas jugé nécessaire d’alerter la famille, d’autant qu’elle ne montrait aucun signe de rébellion et n’était jamais insolente. Cependant, comme nous explique le Conseiller Adjoint à l’Éducation Justin Laine, le dernier bulletin était sans équivoque. L’école savait que Samia était en train de décrocher. « Mais à vrai dire, ajoute-t-il, entre les premiers signes d’épuisement et le jour fatidique, les choses sont allées très vite. Nous sommes dévastés par la nouvelle de sa mort et on se sent toujours responsable dans ce genre de drame. Mais quand on reprend le fil des événements, on réalise qu’avec la meilleure volonté du monde, on n’aurait sans doute pas pu être plus réactifs. Il y a un moment, quand les adolescents se mettent en danger, on ne peut pas les empêcher. Samia était intelligente, débrouillarde, mais son sort nous montre qu’elle était surtout déterminée à gagner de l’argent, coûte que coûte ».

​Ses occupations, ses goûts, les extrémités auxquelles elle est arrivée : tout en effet révèle chez Samia un profil atypique. Faut-il pour autant en conclure que le phénomène des adolescents travailleurs est rare ? Pas selon les personnels éducatifs. Pour eux, c’est une réalité de terrain : des mineurs voulant prendre leur destin en main s’affranchissent de plus en plus tôt de règles éducatives qu’ils jugent sans valeur pour eux. Et pour cela, ils préfèrent le monde du travail « à la carte » . Mais si, comme l’affirme M. Laine, l’entourage éducatif n’est pas responsable, faut-il s’en prendre à des employeurs comme Smart-Eat ? La famille de Samia, elle, compte bien demander justice à la célèbre plateforme.  

​Pourtant, en présentant un fichier d’inscription en ligne qui ne nécessite pas de vérification visuelle d’identité, Smart-E ne commet aucune infraction à la loi. « Si délit il y a eu, c’est bien du côté de la jeune fille et de ses complices », réplique Maître Letellier, l’un des avocats de la société. La société à son tour envisage de porter plainte contre la jeune fille qui a vendu son identité à Samia pour escroquerie et mise en danger de la vie d’autrui, mais également contre la famille pour diffamation, si celle-ci décide de faire appel à la justice. Et Maître Letellier d’ajouter : « Tout cela tombe sous le coup de la loi. Avec le décès de Samia, ce sont ses parents qui pourraient se retrouver lourdement condamnés. Sans parler de son frère Medhi, dont la complicité est avérée. » Avant de s’engager dans une démarche pénible et coûteuse, la famille modeste de Samia devra donc y réfléchir à deux fois : déjà durement touchée par la perte de cette enfant promise à un heureux avenir, il n’est pas sûr qu’elle sorte indemne d’une confrontation avec le leader incontesté des applications de VTC. Quoi qu’il en soit, c’est à une longue bataille juridique, sur fond de mythe de David contre Goliath, que l’on peut s’attendre.