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Depuis le jour où tu as quitté ta ville, tu n’as plus arrêté de marcher. Il y a des jours maintenant que tu ne fais que cela. Tu es allé de village en village et as même traversé d’autres villes. Tu as parcouru des centaines de kilomètres, repoussant sans cesse les moments où tu devais te reposer. De ta vie tu n’avais rien vu ; à présent te voilà, empli de paysages nouveaux, parcouru par des régions entières. 


Tu marches des horizons plein les yeux, poings serrés, avec ton petit sac, acheté sur un marché, sur le dos. Ainsi, tu es allé des heures, mais toujours par étapes. Tu es allé comme quand on gravit un rocher, d’un point A au point B, ici tout droit, là coupant de biais, à vue de nez, sur la route, par les terres, et toujours tout entier tendu vers le prochain repère. Tout entier déjà vers ce point au loin pour ne pas tomber. Pas après pas, chacun mesuré. Compté, voulu, relevé et pour finir avalé, ton pas. Rythmé, lancé puis déjà derrière toi. Tout, totalement, par étape. 


Jour après jour tu n’as cessé d’avancer, ton cerveau dès le réveil jeté dans les chaussures, marchant, marchant, entouré d’une poussière de terre volant sur ton passage. Alors, au fil du temps, fidèles, grisants, la poussière en mouvement et le bruit de tes pas sont devenus tes seuls compagnons. Pour atténuer la douleur et la soif, ils te bercent ; soudain, martelant ton passage, ils te donnent du cœur à l’effort. Tous les deux, tour à tour berceuse et cadence, l’un, l’autre, une fois, une fois encore, la poussière qui claque et les semelles qui dansent, tout ensemble s’abat se relève, tout, d’un coup, et se prolonge à chaque pas t’amenant, inexorablement, au point B. 


Et lorsque vraiment c’est trop dur, alors que l’horizon s’échappe et que tout en toi s’écroule, avant que les genoux touchent le sol, que la poussière ne s’évanouisse totalement, tu as appris qu’en fixant tes chaussures et tes chaussures seules, tu pourras tenir encore un peu. Tu ne les lâches plus du regard. Rongées par la fatigue, elles n’ont plus de couleur.  


Parfois tu as faim et tu manges, parfois non : tu dois attendre. Tu t’y es habitué, ce n’est pas toi qui décides quand ce sera possible. Une occasion, une rencontre, quelques pièces tombées dans ta main tendue. Et tu pourras manger. Tu ne comptes plus le nombre de fois où tu t’es fait voler ton morceau de pain. Tu ne comptes plus celles où tu as volé. Est-ce que ramasser ce qui traîne sur ton passage, c’est voler, aussi ? 


Parfois, quelqu’un veut bien te donner des tâches à accomplir, et alors, tu gagnes ton repas. Une fois, un homme t’a hébergé deux nuits. Il n’a rien demandé en retour. Il se sentait peut-être un peu seul. Son fils avait disparu quelques mois auparavant. Son portrait était posé sur un petit buffet, dans le salon. Le vieil homme ne parlait presque pas. Son silence et le petit matelas qu’il t’avait offert avaient été pour toi un vrai moment de repos. 


Parfois, tu entres dans une ville et tu vas, un peu au hasard. Au fil de ta traversée, tu tombes sur un ou plusieurs immeubles éventrés. Des quartiers sont rasés. Le soir, alors, tu t'installes près des décombres, dans un hall vide, sous ce qui reste d'un préau, persuadé qu’un lieu ne peut pas être bombardé deux fois, indifférent au risque d'écroulement. Ces lieux-là sont déserts, ils ont été pillés après la catastrophe. Tu dors à même le sol. Pas besoin de t’abriter davantage. Cela non plus n’a plus d’importance pour toi. Le lieu est à toi, plus personne ne s’y aventure, tu peux y dormir. 


Mais la plupart du temps, tu rejoins les groupes clandestins de fugitifs. Une paire de sandales usées au pied, un pantalon sale, un croisement de regard, un mot, un coup de menton discret pour indiquer une direction et tu te retrouves au milieu de quelques autres. Des hommes, des familles, des fantômes, tous crasseux. 


Tu ne t’y sens pas beaucoup plus en sécurité que lorsque tu es seul. Et surtout, apercevoir, rien que les apercevoir, des parents avec leurs enfants te plonge dans une léthargie dont tu te passerais bien. Tu ne peux pas te permettre de lâcher, de t’épancher. Ce serait totalement vain. Quand tu te retrouves dans un de ces campements, tu évites les familles, leurs silhouettes comme attachées les unes aux autres, les bras tendus. Tu t’éloignes aussi des enfants assis ensemble, sur le bord d’un trottoir. 


Tout cela te fait mal inutilement. Entendre les petites voix. Celles des adultes, soudain autoritaires. Un chant. Reconnaître même le silence des moments de cajolerie, l’abandon de ces enfants au sommeil, total, leurs yeux mi-clos, les mâchoires relâchées, et voir comme si tu y étais le petit pouce devenu inutile au milieu des petites bouches ouvertes. Enfin, pendant la nuit, être réveillé par leurs cris de cauchemar. Ces cris n’ont rien à voir avec toi, pourquoi serais-tu obligé de les entendre ? Puis subir de nouveau la comptine, le silence. Jamais alors, tu ne te rendors. Tout cela, tu le sens cruellement, te prend trop d’énergie. Tu évites ces situations comme la peste. 


Quand la nuit est tombée, c’est l’heure des transactions. Allers-retours, paroles échangées à voix basse. Billets passés de la main à la main. La nuit c’est le mouvement furtif permanent. Quand ton heure sera venue, tu te lèveras de ton coin de rue et iras à ton tour acheter de faux papiers.