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Tout est allé très vite. À partir du moment où tu as pris contact avec les passeurs, tu t’es retrouvé ballotté d’un lieu à l’autre. On t’a donné rendez-vous à l'aube, fait monter avec une foule d’hommes comme toi dans un pick-up, puis, après un premier voyage de plusieurs heures, tu as dû rester sur place pendant des jours, recevant à peine de quoi boire, te nourrir encore moins, dormant encore et toujours à même le sol et sans nouvelles de la suite. Heureusement, M. était parti en même temps que toi. Vous étiez ensemble la plupart du temps, lui à chercher toutes les occasions de faire des blagues et du marché noir. Il adorait se moquer de chaque nationalité représentée par la multitude triste et démunie qui se retrouvait coincée dans ce paysage désertique. Avec ton compagnon, tout le monde en prenait pour son grade. Mais il s’en sortait toujours grâce à un aplomb que tu admirais et qui lui donnait une fausse candeur et un charme certain. Quand l’envie lui en prenait, il se mettait à se moquer des tiens, reconnaissables selon lui au fait qu’ils étaient les seuls à aller donner des graines aux avions. Quand il te disait cela, hilare, y compris pour amadouer les autres sur ton dos, tu protestais mollement. Quant à ses propres compatriotes, ils faisaient remonter leurs sous-marins toutes les trois minutes. « Et tu sais pourquoi ? demandait-il. Ben pour laisser respirer leurs rameurs, tiens... ». Ses plaisanteries n’emplissaient certes pas vos estomacs, mais elles faisaient couler le temps d’une manière un peu plus légère. Pendant toutes ces heures d’attente, il trouvait toujours une plaisanterie, sortie d’on ne sait où. Il en avait une flopée en réserve. Elles étaient son seul trésor. Aussi, quand il ne tenait plus en place, son truc, c’était de passer parmi les hommes affalés et de leur demander ce qu’ils feraient s’ils étaient présidents. Chacun de ces hommes prenait quelques secondes alors, soudain interpellé, se creusait la tête. Et avant qu’ils aient le temps de dire quoi que ce soit, toujours avec ce même air de victoire, M. lançait irrémédiablement : « Moi, je démissionnerais, bien sûr ! ». Et le plus drôle était que cela marchait à tous les coups. Quelle que fût la nationalité de son interlocuteur, la réplique faisait mouche, en face on se mettait à rire. M. profitait alors de son petit succès pour grapiller une cigarette aux fumeurs qu’il avait repérés. 

Puis un matin, à nouveau on vous a jetés dans un camion. Maintenant, à plus de soixante sous une bâche, vous voilà debout, entassés dans une vieille carcasse couinant au moindre mouvement, en route pour nulle part. Le camion est une étuve. Vous êtes bien trop serrés, très vite assommés par le soleil. Il ne vous laisse aucun répit. Il tape à plein sur la toile de plastique recouvrant la remorque, tandis qu'à travers les interstices, les déchirures et les mauvais raccords, ses rayons épais viennent vous percer la nuque et le crâne. Collé l’un à l’autre, on ne voit pas à 50 cm devant soi. Au-dessus des têtes : la toile tannée ; en bas, la teinte sombre, indécise, de la vieille ferraille. Entre les deux, baignant dans une lumière olive, écrasante, tout le reste, dont vous qui tenez sans vous plaindre. Il règne vite un silence de mort, rompu de temps en temps par des pleurs de petits. C’est que vous êtes tous très concentrés. Tu le sais aussi bien qu’eux : celui qui tombera à terre ne se relèvera pas. Sur place il mourra de mille morts, étouffé par la chaleur, les poumons écrasés, les côtes mâchées, sous les coups de ses voisins et de leurs pieds ; et ces pieds aveugles surmontés de jambes, droites, sèches et dures comme du bois, plantées comme des pics, à perte de vue, pourront encore lui broyer l’estomac, ils lui perceront le thorax. Le camion avait à peine démarré que vous tous, instantanément, avez compris qu’une chute entraînerait aussitôt des souffrances bien pires encore que celles que vous endurez maintenant, et qu’elles seraient peut-être longues, et que vous n’auriez aucune chance d’y survivre. Autour, tous voient autant que toi leur mort à chaque genou qui flanche, à chaque pierre qui passe sous une roue, chaque glissement, chaque secousse. Tout le monde est parfaitement conscient de ce qui l’attend. Tu le vois à toutes ces têtes autour, comme pendues en l’air. En suspens. Les visages sont fermés, grimaçants et hagards mais malgré tout, quelque chose reste haut. Le menton et le regard : pendant tout le trajet les hommes veillent à tenir tête, tête comme corps, bien droite pour ne pas regarder au sol. Personne ne baisse les yeux, nul ne s’amuse à une telle folie. Par terre c’est la fin. 

Alors il faut supporter la chaleur. La brûlure du palais et de la gorge, les aiguilles de l’œsophage. Il faut endurer la soif sans savoir si l’on pourra boire un jour à nouveau. Sans avoir la moindre idée du temps du trajet. Une journée ? Une semaine ? Deux mois ? Vraiment, soixante jours et soixante nuits sans boire ? Ils seront tous morts avant. Et toi alors, tu auras organisé ta survie, tu auras bu leur sang. Très vite, tu en es donc à faire tes petits calculs. C’est une occupation comme une autre après tout, mis à part veiller à toujours garder l'équilibre, tu n’as pas grand-chose à faire. Ce matin, le temps s’est arrêté et tu te laisses divaguer. Tu sens la fièvre monter. Elle est presque joyeuse qui te détourne un peu de la douleur, la promesse de son terme. Tu t’accroches, observes. Tu attends. Voilà, par exemple. Celui qui est juste contre ton épaule droite. Cela fait bien trois heures qu’il te rentre son coude dans le bras. C’est sûr, il le fait exprès. Et il te cache la vue. Il te fait mal, il est trop grand et il pue. Il a beau avoir tourné la tête et faire comme s’il ne te voyait pas pour creuser tranquillement du coude, son haleine fétide t’a envahi les narines. Plus ses os s’enfoncent dans la chair et plus l’odeur semble forte. Après tout ce temps, la torpeur et la fièvre, tu ne sais plus bien. Sa puanteur te fait mal. Bon lui. S’il s’écroule. Ce sera pour toi un indéniable gain de confort. Il n’y a aucune raison que tu continues à subir cette vieille carcasse nécrosée. Pousse-le un peu sous le talon. S’il trébuche, personne ne le regrettera. 

Déjà des hommes, adultes, vieillards et enfants ont flanché, morts de soif ou encore agonisants, trop faibles pour porter leur propre poids. Tout près de vos sandales pour les plus chanceux, directement au contact de la peau pour tous les autres, ces corps gisent. On sent les épaules et les hanches désarticulées se balancer au rythme du camion. Les corps sont froids et mous, mouillés d’urine, souillés. Leur odeur devient rapidement pestilentielle, si bien que tu finis par te demander si ce n’est pas elle qui t’avait pris les narines avec tant d’âcreté. Tu te dis que le vieux tout près de toi en train de pourrir sur place, ce n’est rien à côté des cadavres, qu’à tout prendre il te va. Au début, reconnaître une jambe, une main, une bouche contre son mollet, les toucher, les frôler même provoque comme des décharges électriques jusque dans le cou. Rien que les imaginer roulant vers toi te tord les boyaux. Tout cela est une seule et même sensation, affreuse, indéfinissable ; c’est presque à vomir et tu pourrais crier. Mais heureusement on finit par s’y faire. Après quelques heures, le contact des corps est simplement devenu gênant. Chacun, en silence et dans une extrême économie d’effort, se contente de les pousser du pied pour les éloigner de soi. À leur façon alors ils avancent, peu à peu vers le bord de la remorque et quand ils arrivent près des interstices de la bâche, quelques bras trouvent la force de les balancer dehors. Parfois, on entend une mère hurlant d’avoir lâché son enfant mort. Elle implore qu’on le lui ramène, mais c’est déjà trop tard. Puis au bout de quelques minutes on ne l’entend plus. Tu ignores si ce sont les autres qui l'ont fait taire ou bien si c’est elle qui s’est arrêtée, d’elle-même, épuisée. Tu sais encore moins ce qui se passe dans le cas inverse.