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Tu as erré dans la ville sans même penser à te réfugier chez une connaissance. Tu n’as plus de famille dans la région, pas non plus l’énergie d’aller chercher de l’aide. D’ailleurs, tu le vois bien aux regards affolés que tu croises sur ton passage et aux portes qui en claquant laissent derrière elles un silence de mort : chacun est occupé à sa propre survie. Personne ne souhaite être dérangé de sa peur et de sa solitude. Toi pas davantage. Tu as traversé les zones bombardées, croisant d’autres gens à l’air hagard et aux mâchoires serrées, tu as marché jusqu’à la tombée de la nuit. Puis, une fois dans la pénombre, tu as trouvé un coin à l’abri du vent et, l’espérais-tu, des rencontres dangereuses. Tu t’es mis en boule pour lutter contre le froid. C’était la première fois de ta vie que tu dormais ainsi. À la belle étoile. Au terme de cette journée sans fin où tout a basculé, désormais livré à toi seul, ainsi, sous une cage d’escalier extérieur, recroquevillé comme dans une boîte à chaussures, cette façon de te réfugier en toi-même, d’aller trouver dans ton sang un petit peu de tranquillité et d’entrelacer tes membres, chaque parcelle de ta peau cherchant à se mettre en contact avec elle-même, t’a donné ce soir-là, cette première nuit, la chaleur suffisante à ta survie. Juste un peu de confort, pas grand-chose. Cette façon de trouver au fond de toi les ressorts les plus primaires quand tu n’étais plus réduit qu’à un corps ; cette façon d’aller au plus efficace alors même que tu étais plus vulnérable que jamais ; cette façon de faire te rassurait un peu. Sous le ciel nocturne elle t’a ôté de l’angoisse, a fait disparaître des pans entiers de terreur qui ne demandaient qu’à t’engloutir pour célébrer cette première nuit d’abandon. 

Alors, peu à peu, tu as - un peu - moins tremblé. Tu as même ressenti une sorte de satisfaction. Une satisfaction étrange, à peine perceptible tant elle était fugace, le sentiment d’être devenu fort. Très fort. Contre toute attente, la certitude d’être un être hyper adapté. Oui, tu t’es alors senti surpuissant, comme un enfant plongé dans ses rêveries éveillées se transforme en un héros invincible. Ces quelques secondes, tu t’es senti surpuissant. Puis tu as coupé net. Et tu t’en es voulu. Tu te serais bien donné des claques. Tu t’es mordu l’intérieur de la joue. Tu t’es dit : ancre-toi bien ça dans la tête, tu n’as pas le droit de te réjouir. Un goût de fer dans ta bouche est venue laver ton arrogance. C’était le sang, ta petite blessure, pas grand-chose. Et tu t’es répété : tu n’es là que parce que tu as eu de la chance. Tu t’es répété : tu n’as aucun mérite. Très bien, le sang. Tes parents et ton petit frère sont morts. Ils sont là. Très bien. Ils te regardent. Venu à point, le sang. N’oublie jamais ça. Tu as été chanceux quelques dixièmes de seconde. Ils sont là. Tu as eu de la chance. Juste un tout petit peu. Cela ne te donne aucun droit. Un peu de chance, quelques secondes. Tout juste assez de secondes. Assez pour quoi. 






Au cœur de la nuit tu t’es enfoui sans couverture, en toi-même, à même le sol, enfoncé autant que possible dans des rêves courts comme des spasmes. La violence qu'il te fallait pour t'en extraire te réchauffait. Ce lieu semblait ce qu’il y avait de mieux pour toi. Là tu te pensais presque invisible. Tu n’avais rien à faire, tu étais fatigué sans avoir sommeil. Tu ne voulais plus dormir. Tu devais de temps en temps retrouver le fil, pourquoi tu étais ici, d'où tu venais et ce qui s’était passé. Tu étais dérangé tout le temps, devant recouvrir un bout de cuisse pour le protéger de l’air glacial ou bien changer de position tes membres ankylosés. Tu te tenais prêt, nerveux, attentif à chaque bruit alentour comme aux sons plus lointains. Tu faisais le chien, oreille dressée au moindre craquement de brindille. 

Et cette façon de te mettre en boule, de te fondre dans le décor en te ralentissant en tout, respiration, rythme cardiaque, cette façon que tu as eu de te figer, si ce n’était pas devenir serpent alors qu’est-ce que c’est que le devenir, serpent, sinon devenir motte, devenir terre, devenir racine ou univers, et devenir chien alors par la force des choses. Tu étais là, aux abois, tout queue entre les pattes et humide museau collé contre thorax, tout oreille aplatie, couchée, soudain redressée, carcasse rabattue, tendue, éperdue, couché le chien, patte blottie contre flanc, museau torse oreille, enlacé, museau torse tapis. Alors tu n’étais que cela, allongé, serpentin rentré tant bien que mal dans son étui, bête au taquet, gentil, encore, couché. Et cette nuit, toute la nuit donc, tu as attendu que la nuit se passe, fier par instants, surpuissant, géant par éclairs, mais sans maître à qui le montrer.