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©Pauline Fargue
À ta sortie de l’hôpital, tu as été accueilli quelques temps dans un foyer. Là, il n’y avait pas d’uniforme mais des gens en jean et gros pull. Ils t’ont hébergé, donné des vêtements chauds et des repas. Ils t’ont aussi expliqué plusieurs fois ce que tu devrais faire par la suite. Ceux qui arrivaient des bateaux étaient tout de suite présentés aux plus anciens. On vous demandait alors de donner un coup de main en coupant des parts de gâteau et en préparant du chocolat chaud. Beaucoup arrivaient et beaucoup s’en allaient, mais vous étiez toujours une trentaine à occuper les lieux. Cette maison était emplie de tables, de bancs et de matelas. À l’entrée, le nom du foyer était inscrit en lettres colorées. Tu y as retrouvé quelques-uns de ceux qui étaient dans le canot.
Mais tu es vite reparti. Tu n’as pas pu rester sur place, trop effrayé à l’idée que les policiers reviennent te chercher un jour pour te renvoyer de l’autre côté de la mer. Tu n’avais pas le choix. Le foyer est un lieu de passage et tu ne peux pas non plus te permettre de retourner à la case départ. Tu as compris cela au fil de ton voyage : tu ne pourras plus t’arrêter ni retourner en arrière. C’est comme si tu avais parcouru un chemin qui s’écroulait derrière chaque pas accompli et laissait voir les entrailles - sel, vagues et tempêtes - de la terre. C’est comme si par devers toi l’enfer s’étendait, et que rien d’autre n’était possible que cette extension infinie de la désolation, qui engloutissait tout, tout le monde mais toi non, sûrement pas, tu serais trop rapide. Tu ne veux pas : jamais cela ne devra arriver. Tu ne pourras pas revenir chez toi, tu n’es plus de ce monde-là, tu n’y survivrais pas. Mais pas plus ici, même si tu as pu te reposer un peu et prendre un repas chaud, tu ne pouvait rester. Si tu n’avais pas fui, tôt ou tard, tu le sais, on t’aurait chassé.
Alors tu as repris la route, toujours dans cette direction, la même jamais très loin du soleil. Tu te dis : tu le rejoindras en haut de la montagne. Mais à peine as-tu levé la tête que déjà tu le voyais partir se coucher sur l’autre flanc. Alors, tu as hâté le pas vers la grande barrière minérale. La roche s'érigeait comme l'exact prolongement du sol que, l'approchant, tu foulais. Terre verticale peuplée de végétaux qui, un jour, s'y étaient aventurés et installés pour ne plus la quitter. Vue de son pied elle avait de quoi t'impressionner, cette terre, cette roche. Ici, elle te semblait un élément organique, mi-champignon, mi-méduse, mais gigantesque, et qu'un sort avait pétrifié. Elle attendait la première occasion pour se réveiller, gronder, se secouer. Peut-être serait-ce ton passage qui lui chatouillerait l'échine. Le monstre raidi d'ennui semblait te mettre au défi. Mais les épreuves, l’air vivifiant que tu avais trouvé ici, le miroir de sa puissance sans âge, paisible, écrasante, qu’il te tendait, t’emplissaient de confiance. Cette montagne était tellement belle que tu t’es mis à croire, de manière certaine, en tes forces devant l’obstacle, cet obstacle, un de plus, un obstacle rien de plus. Tu ne te rappelles pas avoir seulement hésité. Ce soir-là encore tu serais redoutable.
C’est donc un peu enfiévré par les lieux que tu es allé grimper entre chien et loup par un sentier de terre taillé dans une forêt d’arbres nus. Voilà pour le décor. De temps en temps, tu apercevais en contre-bas une petite troupe d’hommes en tenue para-militaire. Le cœur battant tu t’aplatissais aussitôt sur le sol glacé. Ils étaient là pour te ramener si tu te faisais prendre. Quand ils se tournaient, que quelque chose détournait leur attention de leur mission, tu reprenais le chemin, sautant de tronc en tronc ou courant accroupi. Mais bientôt tu réalises que le petit jeu, quoique plutôt amusant, te retarde. La nuit commence à tomber.
À présent tu peux avancer. Et comme dans le désert il y a quelques mois, tu installes un rythme à ta marche. Mais cette fois plus lent, plus laborieux. Les pas sont vite alourdis sous le sol en pente et la terre humide s’accumule sous tes semelles. Souvent, tu dois t’arrêter pour taper le pied sur une pierre pour faire retomber un peu de masse, aussi collante qu’un chewing-gum. Autour, les oiseaux s’envolent à ton passage dans un grand fracas.
Tu arrives à une clairière où depuis un arbre, tu prends soin de jeter un œil avant de t’y plonger. Tu sais ce secteur quadrillé, on t’avait prévenu à ton départ. Sans surprise, tu aperçois deux hommes. L’un est assis sur un gros caillou et regarde son téléphone. L’autre est debout près de lui. Il règle ses jumelles. Il porte à son dos un fusil de chasse, un chien se repose à ses pieds. Tu les reconnais : ces deux policiers et leur doberman étaient là quand vous êtes arrivés au foyer. Ils vous repèrent puis vont à votre recherche quelques jours plus tard lorsque vous êtes partis gravir la montagne. Ils sont d’ici et connaissent parfaitement les chemins que vous empruntez.
Toi ou un autre, ils t’attendaient. Tu décides de faire le tour par la forêt pour t’engouffrer plus avant. Là-bas, un sentier grimpe le long des pistes. Mais les hommes et le chien, plus aguerris que toi, t’ont tout de suite entendu repartir. Ils sont déjà à ta poursuite. Les aboiements résonnent. Tu n’arrives pas à savoir d’où ils viennent. Tu continues de monter tout en te disant que c’est là aussi qu’ils iront. Ils comptent sans doute te devancer en passant par leurs raccourcis. Tu montes aussi vite que tu le peux, au milieu du froid ton front perle, tu vois à peine devant toi, t’essouffles. Tu sais que tu vas perdre si tu ne changes rien.
Alors, tu bifurques vers les pistes, sors des feuillages et tombes sur les télésièges arrêtés. Là tu es à nu. La nuit commence à tomber, à quelques mètres tu distingues une voiture, là, un bâtiment. Tu traverses la piste aussi vite que possible, persuadé que tu seras pris. Tu parviens tout de même de l’autre côté et t’engouffres à nouveau dans la forêt. Tu essaies de courir, sens ton anorak déchiré par des branches tandis que d’autres fouettent tes joues, ton pied bute dans des racines, les tibias cognent sur des pierres. Tu ne t’arrêtes pas, tu fonces, les yeux clignant bêtement comme pour te protéger, par réflexe, bras devant toi à hauteur de visage, mains en éventail. Oui tu fonces.
Peu à peu les aboiements se sont éloignés. Leur vague résonance au milieu de la nuit t’aide désormais à te repérer, t’assurant que tu te tiens à bonne distance des types et des bêtes qui te poursuivent. Tout en gardant un pas pressé mais sans plus t’infliger de coups, tu as retrouvé un chemin et le remontes de longues minutes.
Soudain la forêt s’arrête net, tu te retrouves devant une piste. Tu hésites, recules. Puis, après quelques secondes tu te lances au milieu du passage. Sous les télésièges ta crainte se confirme : tu reconnais la voiture. Le petit bâtiment, mangé par la nuit, reste invisible ; pourtant tu te rends à l’évidence. Pendant tout ce temps tu as tourné, tourné, retourné sur tes pas. Tourné en rond.
Après un moment de panique, tu décides de redescendre à la clairière. Tu reconnais le sentier et te mets à le dévaler jusqu’au trou de verdure. Cette fois, la clairière est bien là pour toi, tu y es seul et peux la traverser pour rejoindre la voie qu’on t’avait conseillée. Il te faut maintenant retrouver le chemin emprunté par les randonneurs des deux pays. Il est balisé et traverse la frontière. Si tu y arrives, si aucun garde ou policier ou milicien ou civil malintentionné ne s’y trouve, sur ton chemin, tu seras sauvé. Tu avances à tâtons quasiment. Une balise. Là, juste devant toi. Tu peux respirer et, soulagé, poursuis ainsi, sans plus aucun aboiement à l’oreille, sans autre lumière que ta lampe de poche, ton avancée vers le soleil disparu. De temps en temps tu picores un biscuit du paquet éventré que tu avais emporté du foyer. Hors de question de t’arrêter. Les muscles de tes jambes semblent se déchirer à chaque mouvement. Mais si tu fais une pause tu ne penses pas que tu pourras te relever.
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