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Ton œil s’est ouvert. Délicat, timide, comme étonné d’être encore là, relié au reste de ton corps. Tu as regardé devant. Bien droites, tes jambes allongées sous un drap. Puis plus loin tes pieds joints, surgissant du fond du lit, tels une petite montagne escarpée, une colline familière au bout d’une route confortable et facile. Tu es allongé, un peu en hauteur, il fait bon et doux, les draps sont blancs et ton lit impeccablement bordé. Tu lèves encore un peu le regard : tout autour du lit un rideau blanc, le plafond immaculé, au-dessus de toi, une lampe allumée et tombant de côté la lumière du soleil, que tu devines haut dans le ciel, quelque part derrière les rideaux et les fenêtres.
Une
dame ouvre un bout du rideau et entre. Elle porte une tenue
d’infirmière et des chaussons en tissu qui forment de petites
boursouflures blanches ridicules. Elle pose la main sur ton avant
bras, plante ses pupilles dans les tiennes et t’adresse quelques
mots dont tu ne comprends rien. Elle parle fort. Tu ne réponds pas.
Elle retire sa main, se détourne puis se place sur le côté, un peu
en arrière. Tandis qu’elle s’affaire, les premières images de
ton sauvetage te reviennent. Quelques visages inconnus, tout autour
de ton corps, dont un, plus près que les autres. Ses lèvres te
parlent. Tu es étendu, la nuque posée en arrière et le nez
pointant vers le ciel. Tu es inerte mais crois pourtant percevoir
tout ce qui se passe. À la fois au centre de la scène et rentré en
toi-même, tu saisis les regards graves. On est en train de te tordre
les côtes en tout sens. Tu sens qu’on t’écrase la cage
thoracique. Sous ce poids monstre, une douleur fulgurante et sans nom
te saisit et ne te lâche plus, comme une décharge qui s’étire.
Tu entends l’agitation autour, l’hélicoptère suspendu.
Au-dessus de toi, le sauveteur s’épuise sur ton torse. On te
malmène et te sauve. Soudain, le poumon se révulse. Des
éclaboussures jaillissent sur ton visage et retombent dans le cou.
Tu vomis toute l’eau en toi, une eau douloureuse, tiède et
visqueuse. Ta gorge et l’intérieur des épaules en sont imbibées.
Son sel en brûle chaque parcelle. Ton cerveau est trempé. Tu te
mets à tousser violemment. Tu tousses, tu ne t’arrêtes plus de
tousser. Tu sens une main te taper vigoureusement dans le dos.
À
présent, dans le carré de tissu blanc, sans dire un mot
l’infirmière finit de suspendre à un égouttoir une poche en
plastique souple pleine d’un liquide transparent. Puis elle prend
ton bras et y place un brassard en tissu relié par un tuyau fin à
un appareil sur roulettes. Elle tourne légèrement la tête vers la
petite machine, tu ne vois plus ses yeux. Soudain, le brassard se met
à gonfler. Arrêt et suspension de quelques secondes, sonnerie, les
boursouflures se vident. L’appareil indique un chiffre que tu n’as
pas le temps d’enregistrer tout à fait. La femme détache le
brassard dans un déchirement fracassant. Puis, d’un geste délicat
et rapide, elle dépose ton bras le long de ta hanche, le poignet
placé légèrement de côté. Là, au niveau des veines, tu aperçois
un petit tuyau surgissant d’un bandage en tissu. Tu te retournes un
peu pour suivre du regard le chemin courbé que dessine le tuyau. Il
est relié à la poche de liquide en hauteur légèrement de côté
derrière toi. L’infirmière disparue, le rideau est refermé.
Plus
tard, c’est un infirmier qui ouvre à nouveau le coin du rideau. Il
se retourne pour tirer jusqu’au bord du lit un fauteuil roulant. Il
t’adresse quelques mots très fort, relève l’arrière du lit
avec une télécommande, place sa main derrière ton dos et t’aide
à t’asseoir au bord du lit. Il te saisit le poignet et retire le
pansement puis le tuyau, légèrement coloré de ton sang. Il se
retourne pour se laver les mains avec un produit posé sur une petite
table. Toujours en parlant, il te tend les mêmes chaussons
ridicules,
que tu mets sagement, puis t’aide à descendre et à t’asseoir
sur le fauteuil. Il se place derrière toi, le fauteuil se met en
route.
En
partant tu relèves la tête pour regarder en arrière et aperçois
le tuyau sur ton lit, pendouillant à l’égouttoir. Vous traversez
la grande salle où se succèdent à un rythme aléatoire carrés de
rideaux et lits, tous occupés. Tu vois de vieilles gens, des jeunes
et d’autres, entre deux âges. Quelques êtres cadavériques. Là,
un homme presque plus large que le lit sur lequel il a été posé.
Dans son équilibre fragile, il peine à respirer. Certains dorment,
d’autres gémissent. Chacun à sa manière imprègne le lieu en une
infinité de combinaisons : entouré de proches, rivé sur son
téléphone, dégorgeant de tuyaux et de fils, dans l’attente d’une
visite, cerné de machines, la main tenue, l’œil
clair et empli de gratitude. Toute cette lumière artificielle, ces
matériels en plastique, ces visages, ces bras nus - des bras
maigres, recouverts de peaux asséchées et translucides, striées
d’énormes veines bleues - saturent l’espace. Plein comme un œuf.
Tu avances, non tu es avancé dans le couloir et ne peux détourner
ton regard de ce long catalogue d’exhibitions consenties. Toutes
brutes. Ici, il n’y a plus de place pour le mensonge. De ton
fauteuil roulant, avec ton tablier ouvert dans le dos qui s’arrête
aux genoux, tu te dis : ils me ressemblent, je suis comme eux.
Et tu as beau ne rien vouloir de ce monde qui défile, ne rien en
aimer ni en attendre, tu es en vie et comme eux, tu veux voir la fin
du jour et celui qui suivra.
L’infirmier,
le fauteuil et toi vous arrêtez devant une grande porte fermée.
L’homme appuie sur un bouton au mur, les battants s’ouvrent
automatiquement, vous quittez la grand salle et arrivez dans un
couloir. Tu roules jusqu’à un ascenseur aux portes immenses.
Nouveau bouton. Quelques secondes après les portes s’ouvrent, vous
vous engouffrez dans l’ascenseur. Vous descendez quelques étages,
sortez et traversez un grand couloir vide. Tu n’entends que le
roulement paisible du fauteuil. Il tourne à gauche, à droite,
s’arrête devant une pièce sombre. L’infirmier y entre quelques
secondes puis ressort suivi d’un homme et d’une femme. Ils te
saluent. Puis l’infirmier repart, tandis que l’homme te fait
signe de te lever. La femme t’attrape fermement le coude. Elle te
sourit en te soulevant légèrement. Tu te mets debout et fais
quelques pas. Ensemble, vous entrez dans la pièce et avancez jusqu’à
une grosse machine à côté de laquelle est placée une chaise.
L’homme entre dans une cabine, au fond de la salle. Sur les
indications de l’infirmière, tu t’assois. Elle place alors ton
bras sur une couchette, le tient et appuie de façon à ce que tu le
laisses immobile. Une partie de la machine descend au-dessus de ton
poignet en émettant des sons étranges de souffles étouffés. Un
flash. Alors que le bras de la machine remonte, la femme relâche le
tien. Elle t’accompagne jusqu’au fauteuil roulant. Vous attendez
quelques minutes, un nouvel infirmier surgit d’un couloir voisin
puis se place derrière toi. Tu regardes en arrière, l’infirmière
a disparu. On t’emmène jusqu’à l’ascenseur. Tu fais le chemin
inverse. L’infirmier sifflote. Tu voudrais dire quelque chose. Tu
tentes mais ta gorge te fait mal et tu te mets à tousser. Quelques
minutes plus tard, tu te retrouves dans ton lit, un nouveau pansement
a été installé et te relie à la poche de l’égouttoir. Le
rideau, cette fois, est resté ouvert.
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