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L'ÉMOI DU MOIS : RETOUR SUR L’ACCIDENT-SUICIDE DES FRÈRES LAMBERT.
Les premières conclusions de l’enquête sur l’accident mortel dans le Limousin provoqué par l’un des frères Lambert à l’occasion de leur double-suicide montrent qu’ils avaient bien planifié ensemble leurs actes. Par Philippe de Mestras.
© Pauline Fargue
Ensemble, jusqu’à la mort. Le plan semblait avoir été mûri depuis plusieurs semaines. Selon les premiers éléments de l’enquête, les frères Lambert ont bien organisé leur suicide et décidé d’emmener avec eux d’autres victimes innocentes. Ce mercredi à 09h09, Jean-Louis Lambert, le cadet, a provoqué un accident sur la rocade de Blémont dans le Limousin, une petite ville de 10 000 habitants située dans une zone très rurale. Sur cette route circulent à la fois les riverains qui de là se rendent au travail, des routiers qui rejoignent l’autoroute à quelques kilomètres et des engins agricoles. C’est avec le sien – un tracteur acheté peu de temps auparavant – que, selon les témoignages, l’agriculteur âgé de 49 ans aurait soudain braqué à gauche pour se retrouver au milieu des deux voies, juste au moment où arrivait en face un poids-lourd. Le conducteur, qui était en train de téléphoner, n’a pas pu réagir à temps et a embouti le tracteur. Un carambolage a suivi, faisant 7 morts et 12 blessés, dont deux sont actuellement en situation d’urgence absolue.
Au même moment, Patrice Lambert, son aîné de 6 ans, a filmé son suicide par pendaison dans son salon/salle à manger. Au préalable, il a expliqué en lisant une lettre face caméra les raisons de ce geste, ainsi que celui de son frère. Nous avons vu cette vidéo difficile. Les raisons qui y sont invoquées restent cependant assez confuses.
Les deux hommes avaient hérité de l’exploitation familiale lors du départ à la retraite de leur père, Ferdinand, décédé depuis quelques années. Ils avaient alors acheté des terres supplémentaires et investi dans un cheptel bovin et du matériel moderne pour se spécialiser dans l’exploitation laitière. Ces dernières années comme partout dans l’Union, les fluctuations des prix du lait, les scandales alimentaires et les deux grandes crises qu’ont connues la filière avaient mis en péril l’avenir de l’exploitation. Les deux hommes devaient en effet rembourser des emprunts de l’ordre de plusieurs centaines de milliers d’euros. Par ailleurs, Patrice Lambert avait divorcé 18 mois auparavant après vingt-sept ans de vie commune avec sa femme Marianne, qui l’aidait à s’occuper des bêtes.
La vidéo n’évoque pas explicitement ces difficultés. Patrice, qui était pourtant plutôt à l’aise pour parler, a ici un discours confus et entrecoupé de longs temps de silence. Il parle à plusieurs reprises d’abandon, semblant accuser les institutions de ne pas les avoir aidés, lui et son frère, à « sortir la tête de l’eau ». Il évoque un « mur » qui l’empêche d’imaginer le futur et dans lequel il se voit foncer. Mais l’agriculteur s’adresse aussi dans la vidéo à son ex-femme et à sa fille, qu’il supplie de pardonner son geste et assure de son amour, ce qui ne l’empêche pas de leur adresser plusieurs reproches au passage.
Enfin, il fait mention de la présence de son jeune frère sur la rocade. Sans prononcer jamais le terme d’accident, et encore moins celui d’homicide – ce que les Lambert ont pourtant fomenté – il annonce que bientôt les deux hommes feront enfin entendre « à nos chefs ce qu’on souffre jour après jour, et tout ça pour rien ».
L’homme au corps robuste mais visiblement fatigué se lève ensuite de sa chaise, ce qui permet alors de distinguer, au centre de la pièce, une corde accrochée à une poutre, ainsi qu’un immense écran plat de télévision, sur une table basse, dirigé vers la caméra. Étonnamment, il est allumé sur une chaîne d’information continue où défilent en boucle des images des émeutes qui ont eu lieu le week-end dernier. Patrice Lambert prend sa chaise pour la placer juste sous la corde, puis revient à la table pour attraper sa télécommande. Puis, dans un silence absolu, apparaît sur l'écran M87*, le trou noir supermassif que l'équipe de l'Event Horizon Telescope était parvenue la semaine dernière à imager pour la première fois. On voit ensuite l'agriculteur reposer la télécommande et repartir au milieu de la pièce. Il monte péniblement sur la chaise et, face à la caméra, installe la corde autour de son cou. C’est ainsi que l’agriculteur lance la chaise du pied. Il meurt étouffé quelques dizaines de secondes plus tard. Nous ignorons si derrière cette mise en scène macabre, Patrice Lambert avait un message précis à délivrer. Si c’est le cas, il n’a pas été décrypté à ce jour.
L’autre question, bien moins anecdotique, reste celle des causes de l’acte meurtrier commis par Jean-Louis Lambert. Comment les deux frères en sont-ils arrivés à cette idée funeste ? Qu’espéraient-ils d’un tel accident ? La thèse de la recherche d’une triste notoriété reste la plus probable. Pour Marie-Pierre Pivoteaux, maître de conférence à l’université Rennes 3, le phénomène, jusqu’ici exceptionnel, risque de devenir plus fréquent. Auteure de Suicides des exploitants agricoles : analyse multi-factorielle du déclassement d’une profession – configurations, structures, propositions, cette sociologue de formation constate une tendance à la convergence entre les différents corps de métiers vers une expression de plus en plus marquée de leur mal-être. Voici un extrait de notre entretien :
« Jusqu’à maintenant, les agriculteurs, comme les policiers, les employés victimes de harcèlement, les personnels de prison ou de la santé, se suicidaient en silence, si je puis dire. Ils se cachaient pour mourir, précisément parce que leur suicide était en grande partie motivé par la honte et le sentiment d’avoir été incapables d’assurer leur fonction dans la société. Dans l’inconscient collectif, les agriculteurs, comme les autres professions que je viens de nommer, assurent un service, et dans ce cas non des moindres : alimenter la population. Mais les catastrophes écologiques, comme par exemple la pollution des nappes phréatiques ou encore les maladies respiratoires, dont on sait qu’elles sont directement liées à l’agriculture et l’élevage intensifs, tout cela a sérieusement terni l’image des exploitants agricoles. Alors, quand l’opprobre s’ajoute aux difficultés financières et que ces hommes et ces femmes doivent se séparer de leurs terres, c’est un vrai drame humain qui se joue. Leur monde s’écroule et ils ont le sentiment d’un échec total. Il faut ajouter également la difficile question de la transmission. Aujourd’hui, dans 87,3 % des cas, les fermes ne sont plus reprises par la descendance. On le voit, le lien avec le reste de la communauté, mais aussi au sein de la famille, est coupé. C’est comme si les enfants devaient choisir : l’héritage familial ou leur propre survie. C’est là un renversement total des valeurs sur laquelle la société est fondée. Et à l’échelle individuelle, on conçoit que ce choix soit vécu - par les deux générations - de manière extrêmement violente. »
Mais selon la sociologue, les choses seraient en train de changer. Via les réseaux sociaux, les agriculteurs, très isolés, ont commencé à communiquer ensemble sur leurs difficultés. Ce qui en ressort, c’est un discours sur le rôle des politiques de l’Union et de ceux qui les mènent. « À tort ou à raison, les agriculteurs se vivent de plus en plus comme les victimes d’un système injuste. La culpabilité est en train de changer de camp, si l’on peut dire. Sauf que lorsqu’on arrive à des extrémités comme pour la famille Lambert, on parle bien sûr de gens malades, en dépression ou en burn-out, parfois depuis des années. Alors on connaît malheureusement l’enchaînement : les accusations tournent au complotisme, le complotisme à la haine et la haine à des violences aussi terribles que celle que les habitants de Blémont viennent de connaître. »
On en déduit que la prévention des suicides professionnels est plus que jamais nécessaire. C’était tout le propos de l’étude de Marie-Pierre Pivoteaux il y a sept ans, qui reste plus que jamais d’actualité. Pour elle, la situation n’aura même fait qu’empirer depuis. Mais si les suicidaires se font à présent kamikazes, c’est désormais toute la société qui court un grave danger, au niveau de sa sécurité, mais aussi de sa cohésion internes. On connaît l’attrait de la population pour les émissions qui permettent de vivre le quotidien de paysans et la considération qu’elle leur porte ; mais le fait est que de tels drames détruiront rapidement cette image positive. Déjà cette semaine, comme en signe de protestation, les téléspectateurs ont boudé « Nos paysans sont contents » diffusée depuis treize ans sur LI-one. La chaîne a annoncé que l’audimat de ce programme a d’ores et déjà chuté de dix points. Un tel retournement de l’opinion serait très dommageable pour cette profession que l’on sait mise à rude épreuve, objectivement peu soutenue par les infrastructures de l’Union et qui plus est, désormais malheureusement entachée par des crimes injustes envers ceux-là mêmes que les agriculteurs sont supposés nourrir.
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