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Après
quelques heures, tu as quitté l’hôpital. Là où tu as été
amené, il fait froid, mais tu es nourri trois fois par jour. Cela
faisait longtemps que tu n’avais pas connu une telle abondance. Dès
que tu le peux, après la distribution des repas tu récupères les
sucreries que les cantinières ramènent sur leurs chariots. Tu leur
montres le sourire le plus large et joyeux que tu puisses faire. Tu
sais faire cela, tu as appris à bonne école.
Régulièrement,
tu es appelé par le service administratif. Tu dois alors te rendre
dans le bâtiment central pour faire le point, comme ils disent.
Pourtant c’est toujours la même chose. « État civil :
X, se dit mineur - tests osseux par radiographies du poignet non
probants. Situation administrative : dossier 43-HAB34OOP34 en
attente de réponse. Situation familiale : seul. État
physique : bonne santé globale malgré un état de dénutrition
lors de son admission - aucune maladie virale, bactériologique ou
chronique. État psychologique : troubles
amnésiques hypothétiques (récit du parcours parcellaire, souvenirs
familiaux quasi inexistants) - trouble anxieux généralisé avéré
– probables troubles psychotraumatiques complexes. »
Jour
après jour, ils insistent. Ils attendent. Il faut que tu leur donnes
des renseignements sur toi et ton parcours. Soyez précis, s’il
vous plaît. Mais comment leur dire ? Ton histoire, l’espoir
et ta famille avec, comment le dire sans trembler : tu ne sais
pas où ils sont. Tu veux dire, ils sont sortis de ta tête. Tu ne
sais pas quand. Cela aussi, tu as dû l’oublier. Pendant ta fuite,
ta longue marche, tu t’es souvent posé la question. Parfois un
pressentiment jaillissait de loin. Ça venait comme ça, de temps en
temps. Pendant ta course, n’importe quand, au plus fort du péril
ou bien pendant le silence de la nuit, cette question t’arrivait et
se posait sur ton épaule sans crier gare. Bribe d’abord,
importune, au début elle n’osait pas se dire tout-à-fait.
Longtemps tu l’as ignorée. Ainsi interdite, elle resterait
pensais-tu à l’état d’intuition. Tu as su repousser un peu le
moment où tu devrais la laisser se, où elle devrait se déployer.
Tu aurais tant voulu qu’elle reste une simple impression. Quelque
chose d’un peu vague, flottant. Parfois quand tu la sentais
s’approcher, tu aurais dû gronder pour la faire fuir. Tu as
essayé. Tu n’as pas réussi. Et puis elle est revenue, de plus en
plus souvent. Tu n’avais plus la force de batailler pour la
retenir. Plusieurs fois, tant de fois, tu t’es laissé surprendre.
Tant de fois elle a pu se dérouler, mot après mot, un peu, un peu
plus longtemps, puis cette fois-là. Encore. Tant de fois s’est
installé un nouveau terme, plus précis, plus incisif. Plus
douloureux. Et alors elle a fini par s’imposer, bel et bien, ta
question. Prendre place toute entière. Et s’encrer dans ton
cerveau aussi définitivement qu’un tatouage. Elle est venue sans
que tu la veuilles. Puis tu as cessé de la refuser. À présent tu
t’y es attaché. Elle fait partie de toi. Désormais c’est
peut-être même elle, ton histoire. Elle est tout ton récit,
inscrit en creux. Une histoire simple, noire, marquée par piquage
avec un faisceau d’aiguilles bien pointues, très exactement entre
l’hippocampe et l’amygdale. Un récit aux contours effacés.
Aujourd’hui,
alors que tu te retrouves devant ces gens qui ne connaissent rien de
toi et qui voudraient tout savoir, savoir et se réserver le droit de
ne rien croire, tu n’as qu’elle à leur tendre : ta
question. Regardez-la, regardez-la bien : « Où sont
passés mes souvenirs d’enfance ? »
Qu’en
as-tu fait ? Après tout, c’est toi qui en avais la responsabilité.
Tu en étais le seul garant. Tu
sais que tu as trahi. Tu as échoué quelque part. Et ces hommes et
ces femmes que tu n’avais jamais vus et qui soudain, te demandent
de raconter ton monde avec tant d’insistance parce que, voyez-vous,
c’est la procédure, ils ne manquent pas de te le faire comprendre.
Voilà. Tu as raté. Quelque chose oui mais quoi ? À toi de te
débrouiller avec ça, maintenant.
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