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Tu
n’as pas joué au héros. Tu t’es fait tout petit. Tu n’as pas
cherché à savoir ce que M. était devenu. Jamais tu ne t’es fait
remarquer. Mais tu ne t’es pas plaint non plus, comme beaucoup le
faisaient. Lorsque le soir tombait et que vous vous retrouviez entre
vous, sans surveillance, des groupes se formaient et restaient la
nuit entière en prières et en pleurs. Dès qu’ils en avaient
l’occasion, les hommes et les femmes avec toi se mettaient en
grappe. Ainsi, ils semblaient oublier le monde.
Au
fil du temps, l’entente de leurs lamentations t’était devenue de
plus en plus insupportable. Chaque nuit était comme une longue
complainte, un chant en l’honneur d’une seule et même personne,
partie un peu avant les autres. Ce prolongement infini d’un deuil
auquel tu ne participais pas te rendait plus ferme encore. De plus en
plus dur. Quand ils se mettaient à pleurer sur leurs morts et leur
sort de chiens, tu préférais serrer les dents. La nuit tombée ils
allaient s’avachir ensemble, s’amollir en tas ; toi, tu te
sentais bouillir et devais te retenir de leur cracher à la figure
qu’ils n’avaient pas le droit de gémir comme ça. À quoi
s’attendaient-ils ? Ils dégoulinaient d’eux-mêmes, de leur
morve et de leurs larmes, mais rien de plus.
Pourtant,
c’est eux, eux-mêmes qui, les premiers, étaient venus un à un te
raconter comment ça se passait. Avec les trafiquants. Le jour, ils
étaient à se repaître de leurs récits, profitant de chaque
occasion pour te donner les plus petits détails de ce qui allait
vous arriver ; et soudain, parce que vous n’étiez plus en
route, que les passeurs n’avaient plus l’œil
sur vous, ils se mettaient à pleurer comme des enfants ? Tu les
détestais. Tu haïssais leur rituel idiot, leur pauvre routine,
machinale et pleine de superstition. Est-ce qu’ils s’imaginaient
qu’ainsi, ils avaient trouvé le moyen d’échapper à la mort ?
Non,
toi tu n’avais pas peur. Tu n’avais pas hésité. Et en venant
ici, tu avais tout accepté. Voilà, c’était ça, un homme. Pas un
fétu de paille ni une serpillière. À des centaines de kilomètres,
la rumeur circulait déjà que ceux qui n’avaient pas assez
d’argent pour les passeurs finiraient six pieds sous terre. Tout le
monde le savait. Alors ces deux hommes qu’on a assassinés presque
sous vos yeux. Ils ont essayé, ils ont perdu. C’était aussi
simple que ça.
Sur
la route on t’avait tout raconté. C’était le sujet qui venait
sur le tapis, dès les premières conversations : les prises
d’otage et les rançons exigées aux familles. Et là, disait-on,
on ne pouvait pas savoir : selon ta figure, ton allure, l’humeur
du type en face, pour survivre c’était tant. Sinon, c’était une
balle dans la tête. Plus tard, dans le camion, on t’avait parlé
des esclaves. Au début, tu n’en avais rien cru, tu pensais que ce
n’étaient là que des rumeurs, des mots qui avaient gonflé au fil
des traversées. Mais si, on t’assurait : les gens qui avaient vu,
les cousins qui avaient disparu et les sœurs kidnappées et violées,
qu’on retrouvait à vendre sur les marchés. Au début, tu te
disais : ce trafic, c’est pour les pauvres, ceux qui n’ont
rien, il fallait bien en tirer quelque chose. Mais peu à peu tu as
compris que tout le monde était concerné.
Tant
de récits circulaient, avec tant d’horreurs non dites et de
phrases en suspens, que tout cela avait fini par te paraître
évident. Inéluctable. Et pour finir, tu allais à la frontière
comme si tu partais au casse-pipe. M. lui aussi t’en avait parlé.
Lui n’avait pas beaucoup d’argent, mais là d’où il venait il
ne pouvait de toute façon pas rester. Il savait ce qu’il risquait
en voulant faire affaire avec les passeurs. Alors, ce matin-là,
quand ils ont choisi parmi les hommes, vous saviez tous, sans
exception, comment ça finirait.
Voilà.
Tu restais de marbre et ne te plaignais en rien. Pourquoi alors
depuis ce jour te sentais-tu différent ? Au fil des jours, tu
t’es mis à te demander, puis de plus en plus souvent :
pourquoi t’avait-il fallu entendre ces agonies ? Pourquoi
t’avait-on imposé ces cris ? Il seraient là, en toi, à
jamais. Ils ne te quitteraient plus. Qu’en ferais-tu ? Et M.,
où était-il parti ? D’accord, tu ne pouvais plus rien pour
lui. Mais pourquoi t’avait-il fallu le rencontrer pour qu’il
disparaisse comme il était venu ? Et puis ces autres hommes,
tous ces hommes. Pourquoi étaient-ils morts ? Qu’avaient-ils
fait pour cela ? Peut-être bien rien du tout.
La
seule chose qui t’apparaissait de plus en plus clairement, c’est
que tu aurais pu être à leur place. Et une fois que tu t’étais
dit cela, tu ne pouvais plus t’ôter cette idée de la tête. Tu
aurais pu y être et tu finiras sans doute de la même manière.
C’est là que tu vas, tout droit même. Allez, tu ne dois pas
perdre ton temps à te faire des nœuds au cerveau. Ta mère te le
disait toujours : trop réfléchir n’apporte rien d’autre
que du malheur. Elle avait raison. Depuis que ces questions
tournaient dans ta tête, tu ne savais plus que faire ni que penser.
Tu te mettais à douter de tout, de l’identité des passeurs, de
votre destination, de ce que vous aviez convenu. Avais-tu bien
entendu ? Et si tu n’avais pas assez d’argent? On t’avait
dit que c’était bon, qu’on t’emmènerait jusqu’à la côte.
On t’avait dit, tout dit, tout expliqué, tout raconté. On avait
tout bordé, tout promis pour toi, mais en fait, rien ne se passait
comme prévu.
Rien
ne se passait comme prévu car en réalité rien ne l’avait jamais
été, prévu, absolument rien dans cette histoire n’était lisible
ni ne le serait un jour. Oui, tout ce que tu peux dire, c’est qu’
il ne faut rien s’imaginer. Il ne faut surtout rien anticiper
puisque il n’y a pas, il n’y a aucune règle, en aucune façon.
En rejoignant les passeurs tu t’étais livré au hasard. C’est
tout. Aussi simple que ça. La règle c’est qu’il n’y a pas de
règle. Voilà l’unique loi, celle qui surpasse le reste et balaie
toute morale. Et désormais que tu as bien saisi cela, que tu l’as
vécu presque dans ta chair, maintenant que tu sais comme tout est
possible, que tu es venu jusqu’aux passeurs et que tu te retrouves
là jeté, seul, en pâture ou dans la gueule du loup, tu ne peux pas
te plaindre de ce que tu as vu, pas plus que de ce qui t’arrivera.
Ni te geindre, ni pleurer. Tu vois : tu tournes en rond et
retombes sur tes pattes. Très bien.
Enfin,
tu voudrais leur dire, à ces hommes qui prient et qui pleurent. Tous
ces risques que vous courez, tous ces dangers auxquels vous vous
exposez, personne ne peut y échapper. Ton unique petite chance de
t’enfuir, c’est de ce chaos que tu la tires. Et la décision
d’aller trouver un passeur pour le prochain départ en mer ne sera
jamais rien d’autre qu’un coup de dé. Si tu acceptes cela, c’est
que quelque part, tu es déjà mort. Et il faut être mort pour
supporter ce monde. Ton monde. Celui dans lequel tu t’es réveillé
il y a une éternité maintenant. Alors soudain tu te dis :
peut-être l’agonie de ces hommes me sert-elle à cela :
mourir un peu, avec eux, pour trouver encore la force d’aller au
bout.
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