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Tôt le matin, une dizaine d’hommes armés en tenue militaire étaient arrivés au campement installé la veille. On vous avait tous regroupés dehors et assis par terre et depuis, ces hommes multipliaient les allers et venues. Le mouvement semblait incessant. Debout au loin, passeurs et miliciens discutaient en vous regardant de temps en temps, l’air affairé et soucieux. Soudain, l’un des soldats portant à l’épaule un fusil d’assaut s’est mis à marcher, résolu, dans votre direction, puis il s’est arrêté juste devant vous. Ses yeux noirs balaient alors le groupe, reviennent plus près, se mettent à fixer l’un d’entre vous puis passent à un autre derrière, repartent encore. L’homme prend tout son temps, le troupeau lui appartient. De sa voix forte il désigne un homme au milieu de la foule, aussitôt un autre, fait mine d’hésiter quelques secondes puis en appelle un troisième. Murmure . Confusion. Les hommes se retournent, interrogent, posent leur main sur la poitrine. Lui, n’est-ce pas ? Non ? Moi ? Vraiment ? Mais le flottement est de courte durée. Devant leurs réticences, le soldat se fâche. Il se met à aboyer et menace de son FN F2000. Les trois hommes prolongent l’élan de l’arme en un autre, rapide, harmonieux, et bondissent sur leurs jambes. Et parmi eux tu vois ton ami M. Le fusil toujours braqué sur eux, le soldat désigne du menton un petit bâtiment en tôle situé à quelques centaines de mètres. D’un seul homme alors, ils y vont et s’y engouffrent par la petite porte ouverte. Avant de partir, M. n’a pas pu s’empêcher de tourner la tête vers toi. Tu as eu peur que ce coup d’œil n’attire l’attention du soldat et ne l’incite à t’appeler toi aussi. Mais non heureusement. L’autre devait avoir son compte. Ce regard hâtif que M. t’a jeté en se relevant, tu t’en souviendras jusqu’à ton dernier souffle comme de la peur qu’il portait, foudroyante puis aussitôt disparue avec lui, hors de ta vue, poussée dans cet abri par un fusil pointé entre les omoplates, dans ce faux abri, cet abri de guingois d’où vous entendiez tout ce qui se passait.
Alors, après un long moment sans bruit aucun, les cris ont commencé à percer. Des cris, des coups. Des coups, des cris, des bruits de chute. Des cris. Dehors, certains parmi vous se sont alors bouché les oreilles, mais la plupart ont simplement baissé la tête. Toujours venant du local, des cris de colère, des cris de violence et de douleur. Des cris, cris et supplications. De l’intérieur, de l’intérieur seulement. Des cris d’horreur. Là-bas, des claquements de gifles, confinés des cris, des cris de nez cassé. Des coups de poing et des hurlements. Juste là-bas. Des cris de bastonnades. Là-bas c’est loin. Des éclats, des hurlements d’œil tuméfié, de rire et des supplications, des cris d’ongles arrachés des hurlements. Là-bas ce n’est pas vous, des hurlements, des hurlements de tout ça, de joues déchirées, de dents, de mâchoires démolies, des éclats de rire, de ventre qu’on lacère et de viscères qu’on déterre, mais ces cris de viscères qu’on déloge de leur nid, ça ne te concerne pas, des cris et des rires d’œil arraché, ce n’est pas toi, des hurlements, des rires gras, des râles, des hurlements des chutes et des cris de coups qui tombent, toi tu es sauf, des doigts coupés et qui hurlent, des coups, des pleurs, mais toi, des coups et des supplications, tu n’as pas mal, non, des râles, des râles, non, des quintes, tu ne sens rien, deux balles tirées, rien, et le silence.
Rien plus rien.
Peu après, deux autres soldats, dont celui qui avait désigné M et les deux hommes, sortirent du bâtiment. Leurs vêtements et leurs bras étaient tâchés de sang. Les yeux écarquillés, ils tournaient la tête à droite, à gauche, compulsivement. Ils avaient l’air dans un état second, à la fois hilares et haineux. Maintenant on part ! Le chef était surexcité. Il n’arrêtait pas de s’essuyer l’avant bras sur la joue. Il vous criait dessus et, comme pris de convulsions, se mettait et se mettait encore du sang sous la pommette.