35

TÉMOIGNAGES : "NOS CAPA SONT DEVENUS DES MOUROIRS".

Mathias a confié sa mère malade à un Centre d’Accueil pour Personnes Âgées (CAPA) il y a six ans. Avec sa sœur, il a vu son état se dégrader à cause du manque de soins et d’attention. Quelques semaines à peine après son décès, il a voulu témoigner sur les conditions déplorables dans lesquelles les personnes du troisième et du quatrième âges vivent dans ces centres. Alors qu’on entend beaucoup les personnels protester contre le manque de moyens, voici le point de vue d’un client. Propos recueillis par Kathy Pierson-Fontaine. 




Ma mère a été placée dans un Centre d’Accueil pour Personnes Agées à l’âge de 73 ans. Elle avait été victime d’un premier Accident Vasculaire Cérébral, mais après trois mois de rééducation, elle avait retrouvé son autonomie. C’est sa deuxième grosse attaque, deux ans plus tard, qui lui a retiré ses facultés. On avait trop peur qu’elle ait un accident ou qu’elle se blesse, d’autant que son élocution était altérée. En cas de problème, elle n’aurait même pas pu appeler du secours. 

À ce moment, toute la famille a vécu comme une chance qu’elle puisse aller dans ce CAPA. Nous sommes deux, avec ma sœur, et nous avions décidé de « sacrifier » notre héritage (la maison familiale) pour pouvoir payer son séjour. Les CAPA sont très chers. Il y a plus cher encore, mais les centres ont beaucoup augmenté en quelques années et nous avons vite su à quoi nous attendre. Nous n’avions pas le choix de toute façon, nos revenus respectifs n’étant pas suffisants. Nous n’avons évidemment rien dit à ma mère, qui souhaitait plus que tout que cette maison nous revienne après sa mort. Elle l’avait presque entièrement rénovée de ses mains, pendant les trente années où elle y avait vécu. Lui briser son dernier rêve aurait été trop cruel. 

Malheureusement, son état au centre s’est très vite dégradé. Nous nous sommes rendus compte que personne ne lui faisait faire son entraînement cérébral, alors que cela faisait partie des soins nécessaires. Il est possible de se remettre d’un AVC, mais seulement si on est stimulé, si on est amené à parler, réfléchir, bref, faire une gymnastique quotidienne de l’esprit. Je me demande même si elle allait vraiment faire des séances d’orthophonie, je veux dire des séances dignes de ce nom. Ma sœur et moi, nous habitions loin. Nous ne pouvions venir tous les jours mais plutôt une fois par semaine en alternance. Nos visites n’ont pas suffi à la remettre d’aplomb. 

De la même manière, nous avons réalisé que personne ne l’emmenait jamais faire de l’exercice. Ma mère aurait sans doute repris des forces si un membre du personnel lui avait fait faire une promenade de quelques minutes, deux ou trois fois par semaine, dans les locaux ou bien à l’arrière, dans la petite cour du CAPA. Malheureusement, je voyais bien lorsque je venais que les soignants couraient partout. Personne n’aurait pu le faire à notre place. 

Je ne sais pas si vous êtes déjà allé en centre, mais il y règne une odeur d’urine et de selles vraiment terrible. On s’habitue, mais … c’est dur. Pourtant, je sais que ma mère était correctement lavée. Les personnes impotentes restent longtemps avec leur couche sale. Au bout d’un moment, c’est comme si la peau était imprégnée de cette odeur. La toilette quotidienne n’y fait rien. Le problème, c’est que changer les couches en permanence n’est pas possible dans une si petite structure. Même pour ça il n’y a pas assez de personnel. Alors, les résidents restent parfois des heures avec leur couche souillée. Rien de cela ne m’a été expliqué, mais ce sont des choses qu’on finit par comprendre. 

Au bout d’un moment, l’apparence même de ma mère a changé. Elle était négligée. Elle avait toujours une tresse mal faite. Chaque fois que j’allais la voir, je lui défaisais ses cheveux et les coiffais. Mais je comprends : la tresse était le meilleur moyen de garder ses cheveux démêlés. Parfois, je remarquais aussi que ses ongles étaient trop longs, l’intérieur de ses oreilles mal nettoyé. Tout cela prend du temps, mais si on ne le fait pas, on devient un peu moins humain. Enfin je crois. 

Ma mère n’a rien récupéré suite à son second AVC. Pire, son état s’est vite dégradé. Après quatorze mois de résidence, son système neuronal était trop endommagé pour lui permettre des petits gestes aussi simples et instinctifs que déglutir. Avaler la nourriture devenait dangereux pour elle, elle risquait de faire une fausse route à chaque repas. Les médecins et le personnel du CAPA nous ont alors proposé de lui installer une gastronomie. Cela consistait à faire un petit trou dans sa paroi intestinale et mettre une sonde dans son estomac pour éviter que les aliments passent par son œsophage. Dans presque tous les cas, la sonde était très bien tolérée. 

Ma sœur et moi craignions terriblement que ma mère s’étouffe et meure comme ça, « bêtement ». Alors nous avons accepté. Et c’est vrai, sur le plan médical, il n’y a eu aucune complication. Mais ma mère a presque cessé de vivre à ce moment-là. Elle qui adorait faire bonne chère s’est retrouvée du jour au lendemain sans son dernier plaisir. Ce fut comme l’enterrer vivante. Et puis, à entendre les soignants, cette gastronomie ne devait pas gêner ma mère dans ses activités. Mais ça, c’était sur le papier. Dans les faits, alimenter ma mère par sonde, c’était la condamner à l’immobilisation. Avec tout son équipement, la déplacer n’était pas impossible, mais tout de même très difficile. Après quelques semaines, plus aucune infirmière n’a pris la peine de le faire. Le matin, elles lui faisaient ses soins, l’après-midi elles n’étaient pas assez nombreuses pour la déplacer et surtout la surveiller. Elle s’est retrouvée comme assignée à résidence, dans sa toute petite chambre. 

Quelle que soit l’heure à laquelle nous arrivions, on nous disait qu’elle faisait « sa sieste ». C’est à dire qu’elle était seule, la bouche ouverte, coincée dans son lit entre sa sonde qui la reliait à sa poche de nutriments et les quatre murs de la pièce. Ce qu’on nous avait présenté comme une solution de sécurité était surtout une solution de facilité. Mais à partir de là, ça a été la fin de celle qui avait été « maman », pour moi : plus de joie de vivre, plus d’envies. On la gavait d’anxiolytiques pour qu’elle reste tranquille. Ma sœur et moi avons toujours tenu à la sortir un peu quand on allait la voir. Une fois par semaine, donc, on la mettait sur un fauteuil roulant pour l’emmener dans le salon collectif. Elle n’y mangeait plus, n’était plus capable de jouer à la belote, elle restait à regarder les gens autour d’elle ou bien la télévision allumée en permanence. Avec le recul je me dis que nous aurions dû nous confronter au risque de la perdre. Accepter qu’elle meure, peut-être, mais de manière naturelle. À la place, nous tous, les personnels soignants et nous, avons choisi une forme de fuite en avant. 

Voilà. La suite, je ne la raconterai pas. Cela n’a été qu’une descente irréversible, sans aucune amélioration de son état, même infime. Mais comment en aurait-il été autrement ? Pour cela, il aurait sans doute fallu que l’on soit en mesure de la mettre dans une résidence autrement plus chère. Nous avons fait ce que nous avons pu. Et vous savez, malgré tout je pense que c’était pareil pour les infirmières. Quand ma mère est morte, j’avais autant envie de les embrasser comme des amies et de les remercier, que de leur crier dessus et leur lancer tous les reproches que j’avais à leur faire et qui s’étaient accumulés au fil de mes visites. J’étais divisé entre le sentiment qu’elles avaient elles aussi accompagné ma mère jusqu’au bout - beaucoup étaient très douces avec elles, et je sais que ma mère en prenait certaines pour ses filles -, et  la pensée qu’elles l’avaient négligée, quelque part. 

Finalement je suis parti sans rien dire. J’ai laissé dans la chambre son poste de radio, celui qu’elle voulait toujours garder allumé pour avoir une présence. Je me suis dit que le poste servirait à un autre résident ou que si une infirmière le prenait, ça lui ferait peut-être un souvenir du passage de ma mère. Mais, pour dire vrai, la mort de maman a été un soulagement. Les derniers temps je n’arrivais plus à me regarder dans la glace. Surtout un dimanche soir sur deux, quand je rentrais du centre. 


Commentaires