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« Le voyage dure six heures. » C’était la promesse du passeur. Cette phrase, perdue avec toi dans l’horizon, te revient régulièrement en tête. Elle te tape sous le front, de temps en temps, mais ne mène nulle part, puisque cela fait déjà deux jours que vous êtes entassés sur ce canot, inertes. Une bouteille d’eau chacun, plus celles des morts que vous récupérez : deux pour le moment, mais dont l’une appartenait à un homme qui ne cessait de vomir et que tu ne serais pas encore tout à fait prêt à boire. De toute façon, celui qui s’est chargé de jeter le cadavre à l’eau l’a cachée sous son propre vêtement. « Le voyage dure six heures. » Cette phrase revenant comme la houle te rappelle chaque fois avec la même cruauté à quel point vous devriez être loin maintenant. 

« Le voyage dure six heures. » C’est cet homme, peu souriant mais sympathique qui a prononcé ces mots. Tu revois ses dents, de grandes dents un peu jaunes, de la même couleur que le globe de ses yeux. Cet homme, tu voulais le croire à tout prix. Quand tu lui as tendu ton argent, tout ce que tu avais, tu as été saisi d’un immense élan de confiance, mais depuis, tout le reste est tombé dans l’oubli. Le reste de la conversation, avec le récit cent fois entendu de ce que tu trouverais en arrivant sur les côtes. Le but de ton voyage. Les causes de ton départ. Tu ne sais plus. Ta vie d’avant. Ta famille. Non, tu n’as plus de souvenirs. 

Tu ne cherches plus vraiment, d’ailleurs. Vous êtes trop occupés, en ce moment précis, avec le soleil. Lui à te taper dessus jusqu’à t’assommer, tout affairé à te tarir le corps, et toi à l’héberger. Tu ne peux plus penser. Juste sentir ta peau collée au caoutchouc, plus fine qu’elle ne l’a jamais été. Ici et là elle craquelle. Lèvres, tempes, avant-bras, genoux, coups de pieds. Tu te transformes doucement en statue de sel. Tu laisses faire, déjà tu ne peux plus bouger sans risquer de briser un morceau, le voir se pulvériser et s’écouler sans bruit au fond du canot. Puis, alors que le petit bateau avance et que tu t’assèches, tu te dis que quand tu pousseras ta dernière expiration, quand tu tomberas à l’eau et couleras à pic, tu rejoindras tous les lambeaux de chair en train de se décomposer dans les abîmes, déchiquetés par les poissons et les requins pèlerins, il ne restera plus aucune trace des tiens. Tes parents et ton frère que tu portes en toi auront disparu, bel, bien, à jamais, il ne restera plus un milligramme d’eux ni personne pour conter leur histoire. Une larme coule du coin de ton œil droit, la dernière sans doute, mais c’est ainsi. 

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