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Tu t’es mis à l’écart pour les regarder faire. Tu es un peu de côté, à l’abri, tu les vois bien d’ici. Tu es arrivé au bord d’un nouveau pays. Une étape primordiale, et un danger à la hauteur de l’enjeu. La liberté se mérite, dit-on. 

Sur ce lieu circulent de nombreuses légendes, toutes plus terrifiantes les unes que les autres. Elles disent que tous ceux qui ont échoué ici y ont trouvé la mort. En arrivant si près du but, avec tous ces récits en tête, tu ne peux te résoudre à te jeter dans la gueule du loup. Par lâcheté peut-être, curiosité ou sagesse, tu as décidé de rester à l’écart pour observer ce qui s’y passe vraiment. Alors, planqué à l’arrière, derrière une dune, tu observes les rangées des candidats à la liberté prendre leur élan. 

Tu les regardes faire, hommes, femmes, enfants, tu espères apprendre d’eux et échapper à ton sort. Tu les regardes courir et se jeter sur le mur devant eux. Du point de départ au mur, il n’y a pas 300 mètres. Le mur est un mur immense, très haut, jaune sable, un beau mur baigné de soleil, fait du même sable que celui que les gens foulent dans leur course. Un mur sur lequel trônent des soldats, et d’où ils tirent à jet continu. À ta hauteur, tu vois très bien les gens s’élancer vers le mur, tu vois des regards déterminés. Droit devant, ils y vont. Ils sont des centaines à s’élancer ensemble. À jet continu, droit devant, dans un grand brouhaha visuel. Ils courent, courent et courent encore. Certains semblent si nerveux, d’autres si peu habitués à aller une telle distance, certains sont très vieux, n’ont pas couru depuis l’enfance, certains sont des enfants que bousculent les hanches lourdes des adultes autour d’eux, certains semblent courir à l’aveugle et perdent du temps, en faisant des zigzags, en s’arrêtant tousser, certains sont si terrorisés par le bruit des tirs, certains sont complètement paralysés, certains sont touchés et tombent à terre. Certains alors se font aussitôt piétiner par les autres. Certains se font tirer comme des lapins. Tu l’as vu, tu viens de voir le soldat en repérer un et le viser. C’est pour ça qu’il est là : repérer un lapin puis un puis un autre. Puis tirer en pleine face. Tu vois des soldats viser les genoux et tu vois les hommes, les femmes et les enfants s’écrouler puis se faire piétiner. Tu vois parfois des cervelles éclater. Certains ne tiennent pas la cadence dix secondes. Il n’y a rien à faire ils sont beaucoup trop lents. Ils sont 1000 fois plus visibles que les autres. Ils se distinguent de la masse quand il faudrait s’y fondre. Et puis certains sont parfaits. Ils sont rares, mais tu les vois aussi. Ils courent bien, vite, à un rythme régulier, à grandes enjambées, sans se retourner, ils évitent les pièges des corps gisants qui font trébucher leurs voisins. Ils sont bons. Parfois très bons, même . Et puis, à quelques mètres du mur ils se sont fait exploser le ventre. Certains savent avant même de partir qu’ils sont dans le viseur. Certains savent qu’ils sont faits pour perdre, que c’est leur dernière heure, certains ça leur saute aux yeux, c’est l’histoire de leur vie, une telle poisse, alors certains en sont sûrs, ils ont été repérés, c’est le doigt de Dieu qui les désigne. Ils s’arrêtent, font un pas en arrière, un autre, trop tard : ils sont emportés par le mouvement de la foule, ils ne peuvent plus fuir. Ils y vont alors, trébuchent, s’accrochent à une cuisse qui passe, font tomber le voisin, et alors, alors oui c’est vrai. Ils se font massacrer. Certains, très peu, certains une infime part, certains arrivent au bout sans que tu saches comment. Et soudain dans un élan formidable ils s’engouffrent dans le mur, avant même que tu comprennes ce qu’ils ont fait. Comment ils sont arrivés là. Ils s’y jettent à corps perdu et disparaissent. C’est un miracle. Il n’y a pas d’autre explication. Ils ont traversé la frontière.